Le philosophe un étranger dans la cité

La figure de Socrate

"Il est très difficile, et peut-être impossible, de dire ce que fut le Socrate historique, bien que les faits marquants de sa vie soient bien attestés. Mais les témoignages que ses contemporains nous ont laissé à son sujet, ceux de Platon, ceux de Xénophon, ceux d'Aristophane, ont transformé, idéalisé les traits de Socrate qui vécut à Athènes, à la fin du Vème siècle avant Jésus-Christ.

Pourra-t-on jamais retrouver et reconstituer ce qu'il fut réellement ? Mais, j'oserais dire : en un certain sens, peu importe ! Car c'est sa figure idéale, telle qu'elle a été dessinée par Platon dans le Banquet, telle qu'elle a été perçue par ces deux grands socratiques que furent Kierkegaard et Nietzsche, qui a joué un rôle fondateur dans notre tradition occidentale, et même dans la naissance de la pensée contemporaine..." (Pierre Hadot, Eloge de Socrate, Editions Allia)


 

Texte 1

 

Thalès, un étranger dans la cité

(ce qui est en gras est le texte que vous devez traduire)

Σωκράτης

Λέγωμεν δή, ὡς ἔοικεν, ἐπεὶ σοί γε δοκεῖ, περὶ τῶν κορυφαίων· τί γὰρ ἄν τις τούς γε φαύλως διατρίβοντας ἐν φιλοσοφίᾳ λέγοι; Οὗτοι δέ που ἐκ νέων πρῶτον μὲν εἰς [173d] ἀγορὰν οὐκ ἴσασι τὴν ὁδόν, οὐδὲ ὅπου δικαστήριον ἢ βουλευτήριον ἤ τι κοινὸν ἄλλο τῆς πόλεως συνέδριον· νόμους δὲ καὶ ψηφίσματα λεγόμενα ἢ γεγραμμένα οὔτε ὁρῶσιν οὔτε ἀκούουσι· σπουδαὶ δὲ ἑταιριῶν ἐπ' ἀρχὰς καὶ σύνοδοι καὶ δεῖπνα καὶ σὺν αὐλητρίσι κῶμοι, οὐδὲ ὄναρ πράττειν προσίσταται αὐτοῖς. Εὖ δὲ ἢ κακῶς τις γέγονεν ἐν πόλει, ἤ τί τῳ κακόν ἐστιν ἐκ προγόνων γεγονὸς ἢ πρὸς ἀνδρῶν ἢ γυναικῶν, μᾶλλον αὐτὸν λέληθεν ἢ οἱ τῆς θαλάττης λεγόμενοι [173e] χόες. Καὶ ταῦτα πάντ' οὐδ' ὅτι οὐκ οἶδεν, οἶδεν· οὐδὲ γὰρ αὐτῶν ἀπέχεται τοῦ εὐδοκιμεῖν χάριν, ἀλλὰ τῷ ὄντι τὸ σῶμα μόνον ἐν τῇ πόλει κεῖται αὐτοῦ καὶ ἐπιδημεῖ, ἡ δὲ διάνοια, ταῦτα πάντα ἡγησαμένη σμικρὰ καὶ οὐδέν, ἀτιμάσασα πανταχῇ πέτεται κατὰ Πίνδαρον τᾶς τε γᾶς ὑπένερθε καὶ τὰ ἐπίπεδα γεωμετροῦσα, οὐρανοῦ θ' ὕπερ ἀστρονομοῦσα, [174a] καὶ πᾶσαν πάντῃ φύσιν ἐρευνωμένη τῶν ὄντων ἑκάστου ὅλου, εἰς τῶν ἐγγὺς οὐδὲν αὑτὴν συγκαθιεῖσα.

Θεόδωρος

Πῶς τοῦτο λέγεις, ὦ Σώκρατες;

Σωκράτης

Ὥσπερ καὶ Θαλῆν ἀστρονομοῦντα, ὦ Θεόδωρε, καὶ ἄνω βλέποντα, πεσόντα εἰς φρέαρ, Θρᾷττά τις ἐμμελὴς καὶ χαρίεσσα θεραπαινὶς ἀποσκῶψαι λέγεται ὡς τὰ μὲν ἐν οὐρανῷ προθυμοῖτο εἰδέναι, τὰ δ' ἔμπροσθεν αὐτοῦ καὶ παρὰ πόδας λανθάνοι αὐτόνν. Ταὐτὸν δὲ ἀρκεῖ σκῶμμα ἐπὶ πάντας [174b] ὅσοι ἐν φιλοσοφίᾳ διάγουσι. Τῷ γὰρ ὄντι τὸν τοιοῦτον ὁ μὲν πλησίον καὶ ὁ γείτων λέληθεν, οὐ μόνον ὅτι πράττει, ἀλλ' ὀλίγου καὶ εἰ ἄνθρωπός ἐστιν ἤ τι ἄλλο θρέμμα· τί δέ ποτ' ἐστὶν ἄνθρωπος καὶ τί τῇ τοιαύτῃ φύσει προσήκει διάφορον τῶν ἄλλων ποιεῖν ἢ πάσχειν, ζητεῖ τε καὶ πράγματ' ἔχει διερευνώμενος. Μανθάνεις γάρ που, ὦ Θεόδωρε· ἢ οὔ;

Θεόδωρος

Ἔγωγε· καὶ ἀληθῆ λέγεις.

Σωκράτης

Τοιγάρτοι, ὦ φίλε, ἰδίᾳ τε συγγιγνόμενος ὁ τοιοῦτος [174c] ἑκάστῳ καὶ δημοσίᾳ, ὅπερ ἀρχόμενος ἔλεγον, ὅταν ἐν δικαστηρίῳ ἤ που ἄλλοθι ἀναγκασθῇ περὶ τῶν παρὰ πόδας καὶ τῶν ἐν ὀφθαλμοῖς διαλέγεσθαι, γέλωτα παρέχει οὐ μόνον Θρᾴτταις ἀλλὰ καὶ τῷ ἄλλῳ ὄχλῳ, εἰς φρέατά τε καὶ πᾶσαν ἀπορίαν ἐμπίπτων ὑπὸ ἀπειρίας, καὶ ἡ ἀσχημοσύνη δεινή, δόξαν ἀβελτερίας παρεχομένη· ἔν τε γὰρ ταῖς λοιδορίαις ἴδιον ἔχει οὐδὲν οὐδένα λοιδορεῖν, ἅτ' οὐκ εἰδὼς κακὸν οὐδὲν οὐδενὸς ἐκ τοῦ μὴ μεμελετηκέναι· ἀπορῶν [174d] οὖν γελοῖος φαίνεται. Ἔν τε τοῖς ἐπαίνοις καὶ ταῖς τῶν ἄλλων μεγαλαυχίαις οὐ προσποιήτως ἀλλὰ τῷ ὄντι γελῶν ἔνδηλος γιγνόμενος ληρώδης δοκεῖ εἶναι. Τύραννόν τε γὰρ ἢ βασιλέα ἐγκωμιαζόμενον, ἕνα τῶν νομέων, οἷον συβώτην ἢ ποιμένα ἤ τινα βουκόλον, ἡγεῖται ἀκούειν εὐδαιμονιζόμενον πολὺ βδάλλοντα· δυσκολώτερον δὲ ἐκείνων ζῷον καὶ ἐπιβουλότερον ποιμαίνειν τε καὶ βδάλλειν νομίζει αὐτούς, ἄγροικον δὲ καὶ ἀπαίδευτον ὑπὸ ἀσχολίας οὐδὲν ἧττον τῶν [174e] νομέων τὸν τοιοῦτον ἀναγκαῖον γίγνεσθαι, σηκὸν ἐν ὄρει τὸ τεῖχος περιβεβλημένον. Γῆς δὲ ὅταν μυρία πλέθρα ἢ ἔτι πλείω ἀκούσῃ ὥς τις ἄρα κεκτημένος θαυμαστὰ πλήθει κέκτηται, πάνσμικρα δοκεῖ ἀκούειν εἰς ἅπασαν εἰωθὼς τὴν γῆν βλέπειν. Τὰ δὲ δὴ γένη ὑμνούντων, ὡς γενναῖός τις ἑπτὰ πάππους πλουσίους ἔχων ἀποφῆναι, παντάπασιν ἀμβλὺ καὶ ἐπὶ σμικρὸν ὁρώντων ἡγεῖται τὸν ἔπαινον, ὑπὸ [175a] ἀπαιδευσίας οὐ δυναμένων εἰς τὸ πᾶν ἀεὶ βλέπειν οὐδὲ λογίζεσθαι ὅτι πάππων καὶ προγόνων μυριάδες ἑκάστῳ γεγόνασιν ἀναρίθμητοι, ἐν αἷς πλούσιοι καὶ πτωχοὶ καὶ βασιλῆς καὶ δοῦλοι βάρβαροί τε καὶ Ἕλληνες πολλάκις μυρίοι γεγόνασιν ὁτῳοῦν· ἀλλ' ἐπὶ πέντε καὶ εἴκοσι καταλόγῳ προγόνων σεμνυνομένων καὶ ἀναφερόντων εἰς Ἡρακλέα τὸν Ἀμφιτρύωνος ἄτοπα αὐτῷ καταφαίνεται τῆς σμικρολογίας, ὅτι [175b] δὲ ὁ ἀπ' Ἀμφιτρύωνος εἰς τὸ ἄνω πεντεκαιεικοστὸς τοιοῦτος ἦν οἵα συνέβαινεν αὐτῷ τύχη, καὶ ὁ πεντηκοστὸς ἀπ' αὐτοῦ, γελᾷ οὐ δυναμένων λογίζεσθαί τε καὶ χαυνότητα ἀνοήτου ψυχῆς ἀπαλλάττειν. Ἐν ἅπασι δὴ τούτοις ὁ τοιοῦτος ὑπὸ τῶν πολλῶν καταγελᾶται, τὰ μὲν ὑπερηφάνως ἔχων, ὡς δοκεῖ, τὰ δ' ἐν ποσὶν ἀγνοῶν τε καὶ ἐν ἑκάστοις ἀπορῶν.

  SOCRATE.
Parlons-en donc, puisque tu le trouves bon, mais des coryphées seulement : car qu'est-il besoin de faire mention de ceux qui s'appliquent à la philosophie sans génie et sans succès ? Le vrai philosophe ignore dès sa jeunesse [173d] le chemin de la place publique; il ne sait où est le tribunal, où est le sénat, et les autres lieux de la ville où se tiennent les assemblées. Il ne voit, ni n'entend les lois et les décrets prononcés ou écrits; les factions et les brigues pour parvenir au pouvoir, les réunions, les festins, les divertissements avec des joueuses de flûte, rien de tout cela ne lui vient à la pensée, même en songe. Vient-il de naître quelqu'un de haute ou de basse origine ? le malheur de celui-ci remonte-t-il jusqu'à ses ancêtres, hommes ou femmes? [173e] il ne le sait pas plus que le nombre des verres d'eau qui sont dans la mer, comme dit le proverbe. Il ne sait pas même qu'il ne sait pas tout cela ; car s'il s'abstient d'en prendre connaissance, ce n'est pas par vanité : mais, à vrai dire, il n'est présent que de corps dans la ville. Son âme, regardant tous ces objets comme indignes d'elle, se promène de tous côtés, mesurant, selon l'expression de Pindare, et les profondeurs de la terre et l'immensité de sa surface ; s'élevant jusqu'aux cieux pour y contempler la course des astres, portant un œil curieux sur la nature intime de toutes [174a] les grandes classes d'êtres dont se compose cet univers, et ne s'abaissant à aucun des objets qui sont tout près d'elle.

THÉODORE.
Explique-toi un peu mieux, Socrate.

SOCRATE.
On raconte de Thalès, Théodore, que tout occupé de l'astronomie et regardant en haut, il tomba dans un puits , et qu'une servante de Thrace, d'un esprit agréable et facétieux, se moqua de lui, disant qu'il voulait savoir ce qui se passait au ciel, et qu'il ne voyait pas ce qui était devant lui et à ses pieds. Ce bon mot peut s'appliquer [174b] à tous ceux qui font profession de philosophie. En effet, non seulement un philosophe ne sait pas ce que fait son voisin, il ignore presque si c'est un homme ou un autre animal : mais ce que c'est que l'homme, et quel caractère le distingue des autres êtres pour l'action ou la  129 passion, voilà ce qu'il cherche, et ce qu'il se tourmente à découvrir. Comprends-tu ou non ma pensée, Théodore?

THÉODORE.
Oui, et je la partage entièrement.

SOCRATE.
C'est pourquoi, mon cher ami, dans les rapports particuliers ou publics qu'un tel homme [174c] a avec ses semblables, et, comme je le disais au commencement, lorsqu'il est forcé de parler devant les tribunaux ou ailleurs des choses qui sont à ses pieds et sous ses yeux, il apprête à rire, non seulement aux servantes de Thrace, mais à tout le peuple, son peu d'expérience le faisant tomber à chaque pas dans le puits de Thalès et dans mille perplexités ; et son embarras le fait passer pour un imbécile. Si on lui dit des injures, il ne peut en rendre, ne sachant de mal de personne, et n'y ayant jamais songé ; ainsi rien ne lui venant à la bouche, il fait un personnage [174d] ridicule. Lorsqu'il entend les autres se donner des louanges et se vanter, comme on le voit rire, non pour faire semblant, mais tout de bon, on le prend pour un extravagant. Fait-on devant lui l'éloge d'un tyran ou d'un roi, il se figure entendre exalter le bonheur de quelque pâtre, porcher, berger, ou bouvier, parce qu'il tire beaucoup de lait  130 de ses troupeaux ; seulement il pense que les rois ont à faire paître et à traire un animal plus difficile et moins sûr ; que d'ailleurs ils ne sont ni moins grossiers, ni moins ignorants que [174e] des pâtres, à cause du peu de loisir qu'ils ont de s'instruire, renfermés entre des murailles, comme dans un parc sur une montagne. Dit-on en sa présence qu'un homme a d'immenses richesses, parce qu'il possède en fonds de terre dix mille arpents ou davantage, cela lui paraît bien peu de chose, accoutumé qu'il est à considérer la terre entière. Si les admirateurs de la noblesse disent qu'un homme est bien né, parce qu'il peut prouver sept aïeux riches, il pense que de tels éloges viennent de gens qui ont la vue basse et courte, et n'ont pas l'habitude d'embrasser [175a] la suite des siècles, ni de calculer que chacun de nous a des milliers innombrables d'aïeux et d'ancêtres, parmi lesquels il se trouve une infinité de riches et de pauvres, de rois et d'esclaves, de Grecs et de Barbares. Quant à ceux qui se glorifient d'une liste de vingt-cinq ancêtres, et qui remontent jusqu'à Hercule [175b] fils d'Amphitryon, cela lui paraît d'une petitesse d'esprit inconcevable; il rit de ce que ce noble superbe n'a pas la force de faire réflexion que le vingt - cinquième ancêtre d'Amphitryon, et le cinquantième par rapport à lui, a été tel qu'il a plu à la fortune; il  131 rit de ce qu'il n'a pas la force de se délivrer d'aussi folles idées. Dans toutes ces occasions, le vulgaire se moque du philosophe, qui tantôt lui paraît plein d'orgueil et de hauteur, tantôt aveugle pour ce qui est à ses pieds, et embarrassé sur toutes choses.

 

 

Socrate un philosophe

 

Texte 2 Socrate un poisson torpille

 

Ménon 80a-80b

MENΩN

Ὦ Σώκρατες, ἤκουον μὲν ἔγωγε πρὶν καὶ συγγενέσθαι (80a) σοι ὅτι σὺ οὐδὲν ἄλλο ἢ αὐτός τε ἀπορεῖς καὶ τοὺς ἄλλους ποιεῖς ἀπορεῖν· καὶ νῦν, ὥς γέ μοι δοκεῖς, γοητεύεις με καὶ φαρμάττεις καὶ ἀτεχνῶς κατεπᾴδεις, ὥστε μεστὸν ἀπορίας γεγονέναι. Καὶ δοκεῖς μοι παντελῶς, εἰ δεῖ τι καὶ σκῶψαι, ὁμοιότατος εἶναι τό τε εἶδος καὶ τἆλλα ταύτῃ τῇ πλατείᾳ νάρκῃ τῇ θαλαττίᾳ· καὶ γὰρ αὕτη τὸν ἀεὶ πλησιάζοντα καὶ ἁπτόμενον ναρκᾶν ποιεῖ, καὶ σὺ δοκεῖς μοι νῦν ἐμὲ τοιοῦτόν τι πεποιηκέναι, (ναρκᾶν)· ἀληθῶς γὰρ ἔγωγε καὶ (80b) τὴν ψυχὴν καὶ τὸ στόμα ναρκῶ, καὶ οὐκ ἔχω ὅτι ἀποκρίνωμαί σοι. Καίτοι μυριάκις γε περὶ ἀρετῆς παμπόλλους λόγους εἴρηκα καὶ πρὸς πολλούς, καὶ πάνυ εὖ, ὥς γε ἐμαυτῷ ἐδόκουν· νῦν δὲ οὐδ' ὅτι ἐστὶν τὸ παράπαν ἔχω εἰπεῖν. Καί μοι δοκεῖς εὖ βουλεύεσθαι οὐκ ἐκπλέων ἐνθένδε οὐδ' ἀποδημῶν· εἰ γὰρ ξένος ἐν ἄλλῃ πόλει τοιαῦτα ποιοῖς, τάχ' ἂν ὡς γόης ἀπαχθείης.

 

MENON.

J'avais déjà ouï dire, Socrate, avant que de converser80a avec toi, que tu ne savais autre chose que douter toi-même, et jeter les autres dans le doute : et je vois à présent que tu me fascines l'esprit par tes charmes et tes maléfices, enfin que tu m'as comme enchanté, de manière que je suis tout rempli de doutes. Et, s' il est permis de railler, il me semble que tu ressembles parfaitement, pour la figure et pour tout le reste, à cette large torpille marine qui cause l'engourdissement à tous ceux qui l'approchent et la touchent. Je pense que tu as fait le même effet sur moi : car je suis véritablement engourdi [80b] d'esprit et de corps, et je ne sais que te répondre. Cependant j'ai discouru mille fois au long sur la vertu devant beaucoup de personnes, et fort bien, à ce qu'il me paraissait. Mais à ce moment je ne puis pas seulement dire ce que c'est. Tu prends, à mon avis, le bon parti, de ne point aller sur mer, de voyager en d'autres pays : car si tu faisais la même chose dans quelque autre ville, on te punirait bien vite du dernier supplice comme un enchanteur.

 

 

 

 

 

 

 

Socrate un accoucheur d'âmes

Texte 3 Socrate une sage-femme

 

Platon, Théétète, 150b – 150 e

(ΣΩ.) Τῇ  δέ  γ´  ἐμῇ  τέχνῃ  τῆς  μαιεύσεως  τὰ  μὲν  ἄλλα  ὑπάρχει  ὅσα  ἐκείναις, διαφέρει  δὲ  τῷ  τε  ἄνδρας  ἀλλὰ  μὴ  γυναῖκας  μαιεύεσθαι  καὶ  τῷ  τὰς  ψυχὰς  αὐτῶν  τικτούσας  ἐπισκοπεῖν  ἀλλὰ  μὴ  τὰ  σώματα. μέγιστον  δὲ  τοῦτ´  ἔνι (150c) τῇ  ἡμετέρᾳ  τέχνῃ, βασανίζειν  δυνατὸν  εἶναι  παντὶ  τρόπῳ  πότερον  εἴδωλον  καὶ  ψεῦδος  ἀποτίκτει  τοῦ  νέου  ἡ  διάνοια  ἢ  γόνιμόν  τε  καὶ  ἀληθές. ἐπεὶ  τόδε  γε  καὶ  ἐμοὶ  ὑπάρχει  ὅπερ  ταῖς  μαίαις· ἄγονός  εἰμι  σοφίας, καὶ  ὅπερ  ἤδη  πολλοί  μοι  ὠνείδισαν, ὡς  τοὺς  μὲν  ἄλλους  ἐρωτῶ, αὐτὸς  δὲ  οὐδὲν  ἀποφαίνομαι  περὶ  οὐδενὸς  διὰ  τὸ  μηδὲν  ἔχειν  σοφόν, ἀληθὲς  ὀνειδίζουσιν. τὸ  δὲ  αἴτιον  τούτου  τόδε· μαιεύεσθαί  με  ὁ  θεὸς  ἀναγκάζει, γεννᾶν  δὲ  ἀπεκώλυσεν. εἰμὶ  δὴ  οὖν  αὐτὸς (150d) μὲν  οὐ  πάνυ  τι  σοφός, οὐδέ  τί  μοι  ἔστιν  εὕρημα  τοιοῦτον  γεγονὸς  τῆς  ἐμῆς  ψυχῆς  ἔκγονον· οἱ  δ´  ἐμοὶ  συγγιγνόμενοι  τὸ  μὲν  πρῶτον  φαίνονται  ἔνιοι  μὲν  καὶ  πάνυ  ἀμαθεῖς, πάντες  δὲ  προϊούσης  τῆς  συνουσίας, οἷσπερ  ἂν  ὁ  θεὸς  παρείκῃ, θαυμαστὸν  ὅσον  ἐπιδιδόντες, ὡς  αὑτοῖς  τε  καὶ  τοῖς  ἄλλοις  δοκοῦσι· καὶ  τοῦτο  ἐναργὲς  ὅτι  παρ´  ἐμοῦ  οὐδὲν  πώποτε  μαθόντες, ἀλλ´  αὐτοὶ  παρ´  αὑτῶν  πολλὰ  καὶ  καλὰ  εὑρόντες  τε  καὶ  τεκόντες. τῆς  μέντοι  μαιείας  ὁ  θεός  τε  καὶ  ἐγὼ (150e) αἴτιος. ὧδε  δὲ  δῆλον· πολλοὶ  ἤδη  τοῦτο  ἀγνοήσαντες  καὶ  ἑαυτοὺς  αἰτιασάμενοι, ἐμοῦ  δὲ  καταφρονήσαντες, ἢ  αὐτοὶ  ἢ  ὑπ´  ἄλλων  πεισθέντες  ἀπῆλθον  πρῳαίτερον  τοῦ  δέοντος, ἀπελθόντες  δὲ  τά  τε  λοιπὰ  ἐξήμβλωσαν  διὰ  πονηρὰν  συνουσίαν  καὶ  τὰ  ὑπ´  ἐμοῦ  μαιευθέντα  κακῶς  τρέφοντες  ἀπώλεσαν, ψευδῆ  καὶ  εἴδωλα  περὶ  πλείονος  ποιησάμενοι  τοῦ  ἀληθοῦς [151] τελευτῶντες δ ἔδοξαν ἀμαθεῖς εἶναι αὑτοῖς τε καὶ τοῖς ἄλλοις.   Socrate : "Mon art d'accoucheur comprend donc toutes les fonctions que remplissent les sages-femmes; mais il diffère du leur en ce qu'il délivre des hommes et non des femmes et qu'il surveille leurs âmes en travail et non leurs corps. Mais le principal avantage de mon art, c'est qu'il rend capable de discerner à coup sûr si l'esprit du jeune homme enfante une chimère et une fausseté, ou un fruit réel et vrai. J'ai d'ailleurs cela de commun avec les sages-femmes que je suis stérile en matière de sagesse, et le reproche qu'on m'a fait souvent d'interroger les autres sans me déclarer sur aucune chose, parce que je n'ai en moi aucune sagesse, est un reproche qui ne manque pas de vérité. Et la raison, la voici : c'est que le dieu me contraint d'accoucher les autres, mais ne m'a pas permis d'engendrer. Je ne suis donc pas du tout sage moi-même et je ne puis présenter aucune trouvaille de sagesse à laquelle mon âme ait donné le jour. Mais ceux qui s'attachent à moi, bien que certains d'entre eux paraissent complètement ignorants, font tous, au cours de leur commerce avec moi, si le dieu le leur permet, des progrès merveilleux, non seulement à leur jugement, mais à celui des autres. Et il est clair comme le jour qu'ils n'ont jamais rien appris de moi, et qu'ils ont eux- mêmes trouvé en eux et enfanté beaucoup de belles choses. Mais s'ils en ont accouché, c'est grâce au dieu et à moi. Et voici qui le prouve. Plusieurs déjà, méconnaissant mon assistance et s'attribuant à eux-mêmes leurs progrès sans tenir aucun compte de moi, m'ont, soit d'eux-mêmes, soit à l'instigation d'autrui, quitté plutôt qu'il ne fallait. Loin de moi, sous l'influence de mauvais maîtres, ils ont avorté de tous les mauvais germes qu'ils portaient, et ceux dont je les avais accouchés, ils les ont mal nourris et les ont laissé périr, parce qu'ils faisaient plus de cas de mensonges et de vaines apparences que de la vérité, et ils ont fini par paraître ignorants à leurs propres yeux comme aux yeux des autres.

 

 

Traduction juxtalinéaire

(ΣΩ.) τὰ μὲν ἄλλα
ὑπάρχει
Τῇ δέ γ´ ἐμῇ τέχνῃ τῆς μαιεύσεως
ὅσα ἐκείναις,
διαφέρει δὲ τῷ μαιεύεσθαι
τε ἄνδρας ἀλλὰ μὴ  γυναῖκας
καὶ ἐπισκοπεῖν τῷ τὰς ψυχὰς αὐτῶν
τικτούσας
ἀλλὰ μὴ τὰ σώματα.

μέγιστον δὲ τοῦτ´
ἔνι (150c) τῇ ἡμετέρᾳ τέχνῃ,
βασανίζειν δυνατὸν εἶναι
παντὶ τρόπῳ
πότερον τοῦ νέου ἡ διάνοια
ἀποτίκτει εἴδωλον καὶ ψεῦδος
ἢ γόνιμόν τε καὶ ἀληθές.

ἐπεὶ τόδε γε καὶ ἐμοὶ ὑπάρχει
ὅπερ ταῖς μαίαις·
ἄγονός εἰμι σοφίας,
καὶ ὅπερ ἤδη
πολλοί  μοι ὠνείδισαν,
ὡς τοὺς μὲν ἄλλους ἐρωτῶ,
αὐτὸς δὲ
οὐδὲν  ἀποφαίνομαι περὶ οὐδενὸς
διὰ τὸ μηδὲν ἔχειν σοφόν,
ἀληθὲς  ὀνειδίζουσιν.
τὸ δὲ αἴτιον τούτου τόδε·
μαιεύεσθαί με ὁ θεὸς ἀναγκάζει,
γεννᾶν δὲ ἀπεκώλυσεν.
εἰμὶ δὴ οὖν αὐτὸς (150d) μὲν οὐ πάνυ
τι σοφός,
οὐδέ τί μοι ἔστιν εὕρημα τοιοῦτον
γεγονὸς τῆς ἐμῆς ψυχῆς ἔκγονον

οἱ δ´ ἐμοὶ συγγιγνόμενοι
ἔνιοι μὲν τὸ μὲν πρῶτον
φαίνονται καὶ πάνυ ἀμαθεῖς,
πάντες δὲ προϊούσης τῆς συνουσίας, οἷσπερ ἂν ὁ θεὸς παρείκῃ,
θαυμαστὸν ὅσον ἐπιδιδόντες,
ὡς δοκοῦσι
αὑτοῖς τε καὶ τοῖς ἄλλοις
καὶ τοῦτο ἐναργὲς ὅτι
παρ´ ἐμοῦ
οὐδὲν πώποτε μαθόντες,
ἀλλ´ αὐτοὶ παρ´ αὑτῶν
πολλὰ καὶ καλὰ εὑρόντες
τε καὶ τεκόντες.
τῆς μέντοι μαιείας
ὁ θεός τε καὶ ἐγὼ
(150e) αἴτιος.
ὧδε δὲ δῆλον·
πολλοὶ ἤδη τοῦτο ἀγνοήσαντες
καὶ ἑαυτοὺς αἰτιασάμενοι,
ἐμοῦ δὲ καταφρονήσαντες,
ἀπῆλθον πρῳαίτερον τοῦ δέοντος
ἢ αὐτοὶ ἢ  ὑπ´ ἄλλων πεισθέντες,

ἀπελθόντες δὲ
τά τε λοιπὰ ἐξήμβλωσαν
διὰ πονηρὰν συνουσίαν
καὶ τὰ ὑπ´ ἐμοῦ μαιευθέντα
κακῶς τρέφοντες
ἀπώλεσαν,
περὶ πλείονος ποιησάμενοι
ψευδῆ καὶ εἴδωλα τοῦ ἀληθοῦς,
[151] τελευτῶντες δ ἔδοξαν
ἀμαθεῖς εἶναι.
αὑτοῖς τε καὶ τοῖς ἄλλοις

(SOCRATE) d’une part les autres fonctions
se trouvent
dans mon art de l’accouchement
comme celui des sages femmes
mais il diffère dans le fait qu’il accouche
des hommes et non pas des femmes
et qu’il surveille leurs âmes
qui enfantent
et non pas leurs corps

Mais voici l’avantage principal
 dans notre art,
c’est qu’il est capable de vérifier
de n’importe quelle manière
si l’esprit du jeune homme
enfante une illusion et un mensonge,
ou un enfant viable et vrai.

D’ailleurs cela est en commun chez moi
et chez les sages femmes :
je suis stérile en matière de sagesse,
et ce que souvent
beaucoup m’ont reproché
à savoir que j’interroge les autres
mais que moi
je ne manifeste rien à propos de rien
parce que je n’ai aucune sagesse
ils me le reproche à juste titre
Et la raison, la voici ;
c’est que le dieu me contraint d’accoucher [autrui]
mais il m’a défendu d’engendrer [moi-même]
Je ne suis donc pas du tout sage moi-même

et il n’y a pour moi aucune trouvaille
engendrée par mon esprit

Mais ceux qui me fréquentent,
alors que certains
au début paraissent complètement ignorants
tous pourtant, à force de me fréquenter
ceux à qui le dieu le permet
font des progrès étonnants
de sorte qu’ils paraissent [meilleurs]
eux-mêmes, mais aussi pour les autres.
Et il est clair que
de moi
ils n’ont jamais rien appris
mais que eux-mêmes, par eux-mêmes
ils ont trouvé beaucoup de belles choses
et qu’ils les ont accouchées.
Cependant cet accouchement
c’est le dieu et moi
la cause.
Et voici qui le prouve.
Plusieurs déjà, méconnaissant cela
Et s’attribuant à eux-mêmes leurs progrès
sans tenir aucun compte de moi,
m’ont quitté plus tôt qu’il ne fallait
soit d’eux-mêmes, soit persuadés par autrui.

Mais étant partis
ils ont avorté des germes,
à cause d’une compagnie bien pauvre
et les choses dont je les avais accouchés,
ils les ont mal nourris
et les ont perdues,
parce qu’ils faisaient plus de cas
de mensonges et d’illusions que de la vérité,
et ils ont fini par paraître
ignorants
à leurs propres yeux comme aux yeux des autres.

 

 

Texte 3 Socrate accoucheur socrateaccoucheurdames.pdf

Texte 4 Socrate vu par Aristophane

Aristophane Les Nuées 218-238

 

Texte 4 Socrate dans sa corbeille, comédie ou calomnie

ΣΤ Νὴ Δί ΄ , οἰμώξεσθ ΄ ἄρα.
Φέρε, τίς γὰρ οὗτος οὑπὶ τῆς κρεμάθρας ἀνήρ;
ΜΑ Αὐτός.
ΣΤ Τίς αὐτός;
ΜΑ Σωκράτης.
ΣΤ Ὦ Σώκρατες .
Ἴθ ΄ οὖτος, ἀναβόησον αὐτόν μοι μέγα. 220
ΜΑ Αὐτὸς μὲν οὖν σὺ κάλεσον· οὐ γάρ μοι σχολή.
ΣΤ Ὦ Σώκρατες,
ὦ Σωκρατίδιον.
ΣΩ Τί με καλεῖς, ὦφήμερε;
ΣΤ Πρῶτον μὲν ὅ τι δρᾷς, ἀντιβολῶ, κάτειπέ μοι.
Ἀτὰρ τί ποτ ΄ εἰς τὴν γῆν βλέπουσιν οὑτοιί;
ΣΩ Ἀεροβατῶ καὶ περιφρονῶ τὸν ἥλιον.
ΣΤ Ἔπειτ ΄ ἀπὸ ταρροῦ τοὺς θεοὺς ὑπερφρονεῖς,
ἀλλ ΄ οὐκ ἀπὸ τῆς γῆς, εἴπερ;
ΣΩ Οὐ γὰρ ἄν ποτε
ἐξηῦρον ὀρθῶς τὰ μετέωρα πράγματα,
εἰ μὴ κρεμάσας τὸ νόημα καὶ τὴν φροντίδα
λεπτὴν καταμείξας εἰς τὸν ὅμοιον ἀέρα.
Εἰ δ ΄ ὢν χαμαὶ τἄνω κάτωθεν ἐσκόπουν,
οὐκ ἄν ποθ ΄ ηὖρον· οὐ γὰρ ἀλλ ΄ ἡ γῆ βίᾳ
ἔλκει πρὸς αὑτὴν τὴν ἰκμάδα τῆς φροντίδος.
Πάσχει δὲ ταὐτὸ τοῦτο καὶ τὰ κάρδαμα.
Στρεψιάδης
Τί φῄ ς; 235
Ἡ φροντὶς ἕλκει τὴν ἰκμάδ’ ἐς τὰ κάρδαμα;
Ἴθι νυν κατάβηθ’ ὦ Σωκρατίδιον ὡς ἐμέ,
ἵνα με διδάξῃς ὧνπερ οὕνεκ’ ἐλήλυθα.
Σωκράτης
Ἦλθες δὲ κατὰ τ ί;
Στρεψιάδης
Βουλόμενος μαθεῖν λέγειν·
ὑπὸ γὰρ τόκων χρήστων τε δυσκολωτάτων 240
ἄγομαι φέρομαι, τὰ χρήματ’ ἐνεχυράζομαι.

 

 

STREPSIADE.
Par Zeus! vous en gémirez. Mais quel est donc cet homme juché dans un panier ?
LE DISCIPLE.
Lui.
STREPSIADE.
Qui, lui ?
LE DISCIPLE.
Socrate.
STREPSIADE.
Socrate ! Voyons, toi, appelle-le-moi donc bien fort.
LE DISCIPLE.
Appelle-le toi-même. Moi, je n'en ai pas le temps.
STREPSIADE.
Socrate, mon petit Socrate
SOCRATE.
Pourquoi m'appelles-tu, être éphémère ?
STREPSIADE.
Et d'abord que fais-tu là ? Je t'en prie, dis-le-moi.
SOCRATE.
Je marche dans les airs et je contemple le soleil.
STREPSIADE.
Alors c'est du haut de ton panier que tu regardes les dieux, et non pas de la terre, si toutefois...
SOCRATE.
Je ne pourrais jamais pénétrer nettement dans les choses d'en haut, si je ne suspendais mon esprit, et si je ne mêlais la subtilité de ma pensée avec l'air similaire. Si, demeurant à terre, je regardais d'en bas les choses d'en haut, je ne découvrirais rien. Car la terre attire à elle l'humidité de la pensée. C'est précisément ce qui arrive au cresson.
STREPSIADE.
Que dis-tu ? Ta pensée attire l'humidité sur le cresson ? Mais maintenant descends, mon petit Socrate, afin de m'enseigner les choses pour lesquelles je suis venu.
SOCRATE.
Pourquoi es-tu venu ?
STREPSIADE.
Je veux apprendre à parler. Les prêteurs à intérêts, race intraitable, me poursuivent, me harcèlent, se nantissent de mon bien.

 

 

Sur Platon Conférence de Luc Brisson

 

Socrate (source Encyclopedia Universalis)

Introduction

 

Socrate n'est pas un philosophe parmi les autres ; il est le totem de la philosophie occidentale. En chaque pensée qui s'éveille et s'interroge, il revit ; en chaque pensée qu'on humilie ou qu'on étouffe, il meurt à neuf. La place exceptionnelle qu'il tient dans notre culture est celle du héros fondateur, du père originaire, qui s'enveloppe dans une obscurité sacrée, et que chacun porte en soi comme une présence familière. Il appartient inséparablement à l'histoire et au mythe de l'esprit. Nous ne connaissons avec certitude presque aucune de ses pensées, et nous le reconnaîtrions dans la rue. Lui qui n'écrivit rien, des monceaux de livres interrogent son énigme ; lui qui n'enseigna rien, des systèmes colossaux se réclament de son patronage. Le vrai Socrate est peut-être à jamais enseveli sous sa légende, qui personnifie en lui la conscience philosophique, unité de la conscience intellectuelle et de la conscience morale. L'avènement radical que la tradition lui attribue est, dans une large mesure, une illusion rétrospective, que chacun du reste formule à sa façon. Sa rupture avec les « présocratiques » et son antagonisme avec les sophistes furent peut-être moins profonds qu'il n'y paraît ; et la pensée grecque est sans doute moins « socratocentrique » qu'elle ne se présente. Cela dit, il faut bien qu'il y ait eu en cet homme de quoi rendre possibles et la ciguë et Platon.

Telles qu'on les connaît à travers Platon et Xénophon, la personnalité et la méthode de Socrate, né vers 469 avant J.-C. à Athènes, ont façonné la  philosophie d'après les présocratiques. Contrairement à ses adversaires, les sophistes, qui monnaient l’art de bien parler pour séduire, Socrate sème…
photographie Crédits: E. Lessing/ AKG ouvrir le média

Comment nous connaissons Socrate

 

Nous n'atteignons Socrate qu'indirectement, par les reflets qu'en donnent des écrivains très différents les uns des autres, et qui n'ont guère en commun que de n'avoir pas voulu faire œuvre d'historiens. Il devint très tôt le personnage central d'un véritable genre littéraire, la « discussion socratique », qui servit de mode d'expression philosophique à une génération entière ; encore n'avons-nous gardé qu'une partie de cette production. Il faut mettre à part l'image que donne de lui la comédie Les Nuées d'Aristophane : c'est la plus ancienne et la plus inattendue, celle d'un maître à penser ridicule et dangereux ; caricature que l'historien ne peut négliger, et que le procès de 399 empêche de trouver tout à fait drôle. Les textes essentiels de Xénophon et de Platon, postérieurs à la mort du sage, visent à défendre sa mémoire et à illustrer son action. Xénophon (né en 430) avait connu et fréquenté Socrate. Esprit prosaïque et assez conventionnel, il a souvent été tenu pour le témoin par excellence, à raison même de sa médiocrité ; mais l'on ne peut jurer que la médiocrité soit une condition favorable pour peindre Socrate. Avec Platon (né en 427) le problème est inverse. Socrate est partout, ou presque, dans son œuvre ; mais c'est un Socrate toujours plus profondément repensé, repris en sous-œuvre, rattaché aux conditions métaphysiques ultimes de sa propre possibilité ; de sorte que l'on passe, sans frontière visible, du Socrate de fait à un Socrate de droit, et que toutes les positions ont pu être prises sur la valeur documentaire du témoignage platonicien. On a parfois cru trouver dans les quelques notations d'Aristote le moyen de déterminer ce qui appartient en propre à Socrate. Né en 384, vingt ans familier de l'académie platonicienne, Aristote, bien qu'il n'ait pas connu le maître de son maître, a pu recueillir des informations de première main et les consigner avec un esprit libre de toute fascination. Mais il est philosophe, et son histoire de la philosophie, chargée d'intentions justificatrices, n'est pas exempte de reconstitutions rétrospectives. Au total, ces sources sont déjà des interprétations ; en dehors des maigres vestiges d'une tradition antisocratique (Polycratès, Aristoxène), les textes postérieurs en dépendent pour tout ce qu'ils contiennent d'informations non suspectes. La critique hésite encore entre deux voies également épineuses : privilégier l'une de ces sources ou tenter de les accorder.

Vie et mort de Socrate (469 env.-399 av. J.-C.)

 

Socrate est né à Athènes, d'un père artisan sculpteur et d'une mère sage-femme. Il ne quitta sa ville natale que pour remplir ses obligations militaires, qui lui donnèrent occasion d'étonner par son endurance et par un courage paisible, civique plutôt que guerrier. Sa formation intellectuelle est mal connue ; une intense curiosité semble l'avoir porté vers tout ce dont le refus fera plus tard sa gloire : l'investigation de la nature, à la façon des « physiciens » présocratiques, les techniques de la parole, à la façon des sophistes et des rhéteurs. Des déceptions, peut-être des crises, précèdent la découverte de sa vocation. Il avait déjà des disciples quand l'oracle de Delphes, consulté par l'un d'eux, le désigna entre tous les hommes comme le plus sage et le plus savant (sophos). Stupéfait par cette réponse, Socrate y voit le signe d'une mission divine ; il ira désormais par les rues et par les places, questionnant chacun, jeune ou vieux, artisan ou notable. Tous croient savoir quelque chose, et ne savent pas qu'ils ne savent rien. Sous le feu des questions de Socrate, ces certitudes naïves se dégonflent comme baudruches. Lui, au moins, sait qu'il ne sait rien : l'oracle avait raison.

À cette mission d'éveil critique, Socrate apporte toutes les ressources de l'intelligence la plus déliée, celles aussi d'une personnalité pittoresque et fascinante, érotiquement experte à peler les âmes comme des fruits. Sa laideur est consubstantielle à son destin ; elle fit plus que toutes les théories pour introduire dans le monde la distinction de l'être et du paraître. Il ne fait rien comme personne, pas même ce qu'il fait comme tout le monde. Naïf et rusé, sobre et sensuel, raisonneur à outrance et un peu fakir, politiquement malaisé à étiqueter, il est ce qu'il n'est pas, il n'est pas ce qu'il est, insaisissable comme la conscience qu'il était fait pour symboliser. Sujet qui déjoue l'attribut, il « existe », dira Kierkegaard. Pour les Athéniens, conquis ou méfiants, il est une énigme : leur propre énigme devenue vivante devant eux, et bien décidée à les empêcher de dormir.

En 399, après la fin catastrophique de la guerre de Péloponnèse, l'épisode sanglant de la tyrannie des Trente et le rétablissement de la démocratie, Athènes eut-elle besoin d'un bouc émissaire ? Quelques-uns de ceux qui personnifiaient ses malheurs, Alcibiade, Critias, avaient gravité autour de Socrate. Trois bons citoyens le dénoncèrent comme impie, introducteur de divinités nouvelles et corrupteur de la jeunesse. Ils demandaient sa mort, et l'obtinrent des juges : Socrate s'était défendu avec une ironie qui passa pour de l'arrogance. Pour des raisons de calendrier religieux, la peine ne fut pas exécutée aussitôt ; grâce à quoi ne manquèrent à Socrate ni la prison, ni l'évasion possible et fermement refusée, ni les entretiens ultimes avec le petit noyau des fidèles, jusqu'au jour de la ciguë. La parole, ici, doit passer à l'impérissable Phédon, ou, si l'on veut, à la musique transparente que Satie eut le mérite d'oser lui joindre.

La méthode de Socrate

 

Socrate, c'est d'abord un geste, une interpellation enjouée, secrètement impérieuse. Les hommes vont à leurs affaires, ils exercent ce qu'ils appellent leurs compétences. Socrate lève son bâton, et dit : « Arrête-toi, mon ami, et causons un peu. Non d'une vérité que je détiendrais, non de l'essence cachée du monde ; mais de ce que tu allais faire quand je t'ai rencontré. Tu croyais cela juste, ou beau, ou bon, puisque tu allais le faire ; explique-moi donc ce que c'est que justice, beauté, bonté. » Ainsi naît le dialogue, au ras de l'activité quotidienne, et la prenant à contre-pied, puisqu'il l'oblige à rendre ses comptes.

L'art socratique du dialogue, en qui se résume la manière socratique de philosopher, tient à peu près dans l'image de la « maïeutique », art d'accoucher les esprits, que Socrate disait tenir de sa mère ; encore faut-il ne pas oublier que l'accoucheuse, matrone qui a elle-même passé l'âge d'enfanter, a compétence aussi pour juger si l'enfant est viable ou non, et sait se faire avorteuse au besoin. L'enquête socratique, par l'un de ses aspects, est une recherche spéculative, guidée par l'exigence rationnelle de la cohérence et de la légitimation : aspect que retiendra Aristote, estimant que l'on doit deux choses à Socrate, l'idée de la définition universelle, qui couvre la totalité du défini parce qu'elle en atteint l'essence, et la technique du raisonnement inductif, qui dégage cette essence universelle par la confrontation des exemples particuliers. Mais la réfutation socratique des formules suggérées par l'interlocuteur brise en même temps l'illusion par laquelle, croyant tenir le concept, il se croit en droit de l'utiliser pour juger, et donc pour vivre ; aussi, quand il se trouve paralysé par le contact du « poisson torpille » qu'est Socrate, est-il atteint au plus vif ; c'est de mal vivre, en définitive, qu'il est convaincu.

Précisément parce qu'elle atteint à cette profondeur, la morsure socratique est féconde, contrairement à la réfutation sophistique, qui peut lui ressembler extérieurement. La joute sophistique est toute verbale ; le vaincu ne croira pas en danger les convictions auxquelles il s'identifie, il ne songera qu'à maîtriser à son tour les instruments de sa revanche. L'homme livré à Socrate, réveillé, par la piqûre du « taon », du sommeil dont ses opinions sont les rêves, est devenu une inquiétude, une recherche, une conscience.

Les certitudes de Socrate

 

Socrate répète qu'il ne sait rien, qu'il n'a rien à enseigner, qu'il n'a pas de disciples. Il n'a pourtant rien d'un sceptique. Faut-il voir dans son ignorance affichée la façade ironique d'un savoir caché, comme en ces statues de Silènes auxquelles le compare Alcibiade dans le Banquet platonicien, et qui s'entrouvraient pour laisser voir la figure d'un dieu ? On a autant de peine à croire son « inscience » réelle qu'à la tenir pour feinte. Sans doute peut-on dire qu'il n'est certain d'aucune proposition qui tombe dans le champ du dialogue, puisqu'il est de l'essence du dialogue de ne rien laisser hors de question ; mais qu'il est certain de toute proposition qu'il perçoit comme nécessaire à l'ouverture de ce champ, et au maintien de cette ouverture. Ainsi, ce qui constitue l'homme, ce dont il est moralement comptable, c'est ce par quoi il est apte à entrer dans la relation « dialogique » : son âme parlante et pensante, et non son corps, ou ce pseudo-moi qui n'est que l'opinion que les autres ont de lui. Connais-toi toi-même : connais ce qui véritablement est toi. Le bien auquel l'âme aspire est un bien qui relève d'elle ; rien n'est vraiment bon que ce dont il n'est pas possible de faire mauvais usage, et c'est la science du bien qui sait faire bon usage de toutes choses, et sans laquelle de toutes choses on risque de faire mauvais usage. Ainsi s'expliquent les inépuisables formules, que la vertu est un savoir, et que nul n'est mauvais volontairement.

Une autre source de certitude est que le dialogue, sous peine de perdre tout sens, désigne l'horizon d'une vérité qu'il ne dépend pas de nous de créer ou de modifier, et qui s'atteste jusque dans la nécessité où nous sommes de nous aider mutuellement pour nous ouvrir à elle. Si le dialogue est l'essentiel du métier d'homme, c'est que nous ne sommes pas condamnés à ne cesser la guerre des opinions que par la violence des tyrans, l'habileté des rhéteurs ou l'arbitraire des conventions. Le dialogue des hommes fait signe et référence à quelque chose qui dépasse l'homme.

De la religion de Socrate, on peut dire qu'elle est ce qu'il lui faut et ce qui lui suffit pour percevoir sa vocation dialectique comme un commandement divin : la voix intérieure de son fameux « démon » n'est-elle pas ce qui l'arrête quand, par geste ou par parole, il est sur le point de manquer à sa mission ? Il ne méprise pas la religion traditionnelle, il en effectue les gestes, il respecte ce qu'il y voit de respectable ; mais il la pense et la juge en fonction de cette mission.

Les écoles socratiques

 

Les amis de Socrate n'ont pas tous été des philosophes de carrière ; et de ceux qui ont écrit, nous ne connaissons par leurs œuvres que Platon et Xénophon. Sur ceux que l'on appelle un peu injustement les « petits socratiques », nous n'avons que des informations misérables, des anecdotes suspectes, quelques titres d'ouvrages d'une authenticité parfois peu vraisemblable, au mieux quelques fragments. Ils sont d'autant plus malaisés à connaître que la tradition ultérieure, soucieuse de rattacher directement à Socrate toutes les écoles philosophiques de l'Antiquité, leur a volontiers prêté des idées qui ont pu ne prendre forme et contour que chez leurs successeurs plus ou moins directs. Fort différents les uns des autres par leurs doctrines et leur genre de vie, souvent hostiles entre eux, ils symbolisent les aspects partiels du socratisme, devenus autonomes ; leur dispersion même témoigne de l'étrange unité de leur maître commun.

Citons au moins Euclide de Mégare, en qui l'influence de Socrate se conjugue avec celles de Parménide et de Zénon d'Élée, et dont les successeurs furent les mégariques, les plus forts dialecticiens de l'Antiquité, précurseurs de la logique stoïcienne ; Antisthène, disciple des sophistes tardivement conquis par Socrate, dont il retint l'ascétisme moral plutôt que la passion intellectuelle, ouvrant ainsi la tradition cynique, que son disciple Diogène poussera au point de se faire traiter, par Platon, de « Socrate devenu fou » ; Aristippe de Cyrène, fondateur de la lignée hédoniste, dont l'humanisme sceptique et souriant annonce Horace et Montaigne ; Phédon d'Élis, moraliste avant tout, dont le disciple Ménédème se rapprochera des mégariques. Une place à part est due à Eschine de Sphettos, que les Anciens ne plaçaient à l'origine d'aucune école philosophique, mais dont les dialogues socratiques passaient pour les plus fidèles à la figure du maître.

L'influence de Socrate

 

Par Platon, puis Aristote et le néo-platonisme, le « grand socratisme », de son côté, ouvre une histoire qui est celle de la philosophie occidentale. Bien rares sont les doctrines qui ont repoussé le patronage de Socrate. Aux temps hellénistiques, seul Épicure ose en appeler de la conscience mystifiée à l'infaillible sensation, tandis que le prototype socratique du sage sert de thème aux variations de la tension stoïcienne, de la subtilité sceptique, de l'humanisme cicéronien. Plus tard Socrate, anima naturaliter christiana, sera aisément baptisé. Sa figure domine la tradition philosophique, de Montaigne à Descartes, de Rousseau à Hegel, de Kierkegaard à Merleau-Ponty ; les philosophies se consolent de se contredire en regardant vers lui. Il inspire jusqu'aux plus regrettables poncifs de la philosophie scolaire. Il hante Nietzsche, son plus grand adversaire. Et l'on peut trouver encore quelque chose de secrètement socratique dans la dénonciation des illusions de la conscience, qui, de Marx à Freud, ont paru sonner le glas du socratisme. Socrate est devenu ce avec quoi l'on n'en finit pas plus qu'avec la philosophie même.

Jacques BRUNSCHWIG

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