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L'École milésienne
Texte grec de Diels 1922, traduction anglaise de Burnet 1908 et traduction française de cette traduction anglaise 1919 par A. Reymond.
(la numérotation des notes n'est pas encore faite)
I. Milet et la Lydie.
C'est à Milet que la plus ancienne école de cosmologie scientifique eut son siège. A l'époque où elle fut fondée, les Milésiens étaient dans une situation exceptionnellement favorable aux recherches scientifiques comme aux entre­prises commerciales. Ils étaient, il est vrai, entrés en con­flit plus d'une fois avec leurs voisins, les Lydiens, dont les souverains s'efforçaient alors d'étendre leur domination jusqu'à la côte ; mais, vers la fin du VIIe siècle avant J-C., Thrasybule, tyran de Milet, avait réussi à signer un arran­gement avec le roi Alyatte, et une alliance fut conclue entre eux, qui non seulement sauva, dans le présent, Milet d'un désastre pareil à celui qui frappa Smyrne, mais la garantit de toute inquiétude pour l'avenir. Même un demi-siècle plus tard, lorsque Crésus, reprenant la politique extérieure de son père, déclara la guerre à Ephèse et la prit, Milet fut en mesure de maintenir les anciennes relations décou­lant du traité, et ne devint jamais, strictement parlant, sujette des Lydiens. Il n'est guère possible de douter que le sentiment de sécurité dû à cette situation exceptionnelle n'ait été pour quelque chose dans le développement de la recherche scientifique. La prospérité matérielle est la base sans laquelle ne sauraient s'accomplir les plus hauts efforts intellectuels, et, à cette époque-là, Milet était en [38]possession de toutes les élégances de la vie à un degré inconnu dans l'Hellade continentale. Mais ce ne fut pas seulement de cette manière que les relations avec la Lydie favorisèrent le développement de la science à Milet. Ce qu'on appela plus tard hellénisme paraît avoir été traditionnel dans la dynastie des Mermnades. Il peut bien y avoir quelque chose de vrai dans cette affir­mation d'Hérodote que tous les « sophistes » du temps affluaient à la cour de Sardes l. La tradition qui représente Crésus comme ce que nous appellerions le « patron » de la sagesse grecque, était complètement formée au Ve siècle, et si peu historiques qu'en puissent être les détails, il est évident qu'elle n'est pas, de fait, sans avoir quelque fonde­ment. Il faut noter comme particulièrement digne d'atten­tion ce « récit répandu parmi les Grecs », suivant lequel Thalès l'accompagnait dans sa malheureuse campagne contre Pteria, apparemment en qualité d'ingénieur mili­taire. Hérodote, il est vrai, ne croit pas qu'il ait détourné le cours de l’Halys 2, mais il ne s'inscrit pas en faux contre cette histoire en raison d'une improbabilité a priori, et il est tout à fait clair que ceux qui la racontaient n'éprou­vaient aucune difficulté à admettre le rapport qu'elle présuppose entre le philosophe et le roi.
[39] II faut ajouter que l'alliance avec la Lydie facilita gran­dement les relations avec Babylone et l'Egypte. La Lydie était un poste avancé de la civilisation babylonienne, et Crésus vivait en excellents termes tant avec les rois d'Egypte qu'avec ceux de Babylone. Il est digne de remarque, aussi, qu'Amasis d'Egypte avait les mêmes sympathies pour la Grèce que Crésus, et que les Milésiens possédaient un temple à eux, à Naucratis l.
II. Son origine
On ne saurait mettre en doute que le fondateur de l'école milésienne, et par conséquent le premier des cosmologues, n'ait été Thalès 2 ; mais tout ce que l'on peut réellement prétendre savoir de lui nous vient d'Hérodote, et le roman des Sept Sages existait déjà quand il écrivait. Il nous dit tout d'abord que Thalès était d'origine phénicienne, indi­cation que d'autres écrivains expliquaient en disant qu'il appartenait aux Thélides, noble maison qui prétendait descendre de Kadmos et d'Agénor3. Ce fait est évidemment en rapport avec l'opinion d'Hérodote, suivant laquelle il y avait des « Kadméens » de Béotie parmi les colons primitifs de l'Ionie, et il est certain qu'il y avait réellement des gens nommés Kadméens dans plusieurs cités ioniennes4. Quant à savoir s'ils étaient d'origine sémitique, c'est naturellement [40] une autre question. Hérodote mentionne probablement l'origine présumée de Thalès pour la seule raison que celui-ci passait pour avoir introduit de Phénicie certains progrès dans l'art de la navigation1. Dans tous les cas, le nom d'Examyès, que portait son père, ne tend pas à prouver qu'il fût Sémite. C'est un nom carien, et les Cariens avaient été presque complètement assimilés par les Ioniens. Sur les monuments, on trouve des noms grecs et des noms cariens alternant dans les mêmes familles, et il n'y a donc aucune raison de supposer que Thalès fût autre chose qu'un citoyen ordinaire de Milet, quoique peut-être avec du sang carien dans les veines 2.
III. L’éclipse prédite par Thalès
L'indication de beaucoup la plus remarquable qu'Héro­dote nous donne sur Thalès est qu'il prédit l'éclipse de soleil qui mit fin à la guerre entre les Lydiens et les Mèdes3. Or nous pouvons être sûrs qu'il ignorait tout à fait la vraie cause des éclipses. Anaximandre et ses successeurs l'igno­raient certainement4, et il est incroyable que l'explication juste de ce phénomène ait été donnée une fois pour être si vite oubliée. Même en supposant, toutefois, que Thalès ait connu la cause des éclipses, personne ne croira que les bribes de géométrie élémentaire qu'il avait rapportées d'Egypte l'eussent mis à même d'en calculer une d'après les éléments du cours de la lune. Mais le fait de la [41] prédiction est trop bien attesté pour pouvoir être rejeté sans examen. Le témoignage d'Hérodote sur un événement qui doit s'être passé une centaine d'années avant sa naissance sera peut-être tenu pour insuffisant ; mais il en est tout autrement de celui de Xénophane, et c'est de ce dernier que nous avons réellement à nous occuper1. Selon Théophraste, Xénophane était disciple d'Anaximandre, et il se peut fort bien qu'il ait vu Thalès et se soit entretenu avec lui. En tout cas, il doit avoir connu une foule de gens capa­bles de se rappeler ce qui était arrivé, et qui n'avaient aucun intérêt concevable à en faire un récit inexact. La prédiction de l'éclipse est réellement mieux attestée qu'au­cun autre fait relatif à Thalès, et il n'en est guère dans la première partie du VIe siècle avant J.-C. qui soit appuyé sur des preuves plus solides.
Il est parfaitement possible de prédire des éclipses sans en connaître la vraie cause, et il est hors de doute qu'en réalité c'est ce que faisaient les Babyloniens. Sur la base de leurs observations astronomiques, ils avaient établi un cycle de 223 mois lunaires, à l'intérieur duquel les éclipses de soleil et de lune revenaient à intervalles réguliers 2. Cela, il est vrai, ne les eût pas mis en état de prédire les éclipses de soleil pour un lieu donné de la surface de la terre ; car ces phénomènes ne sont pas visibles dans tous les lieux où le soleil est, à ce moment, au-dessus de l'horizon. Nous n'occupons pas un point au centre de la terre, et ce que les astronomes appellent la parallaxe géocentrique doit être pris en considération. Tout ce qu'il était donc possible de dire, au moyen du cycle, c'est qu'une éclipse de soleil serait visible quelque part, et qu'il valait la peine d'observer le [42]ciel. Or, si nous en pouvons juger d'après le rapport qui nous a été conservé d'un astronome chaldéen, c'était juste­ment là la situation dans laquelle se trouvaient les Baby­loniens. Ils guettaient les éclipses aux dates déterminées, et quand elles ne se produisaient pas, le fait était interprété comme un heureux présage1. Il n'en faut pas davantage pour expliquer ce que l’on nous rapporte de Thalès. Il dit simplement qu'il y aurait une éclipse, et, par un heureux hasard, elle fut visible en Asie-Mineure et dans une circons­tance frappante.
IV. Date de Thalès
La prédiction de l'éclipse ne jette donc pas une grande lumière sur les connaissances scientifiques de Thalès ; mais si nous pouvons en fixer la date, elle nous fournira un point de départ pour essayer de déterminer l'époque à laquelle il vivait. Les astronomes modernes ont calculé qu'il y eut une éclipse de soleil, probablement visible en Asie-Mineure, le 28 mai (vieux style) de l'an 585 av. J.-C.2, et Pline, d'autre part, place l'éclipse prédite par Thalès à la quatrième année de la 48e Olympiade (585-4 av. J.-C.3). La concordance n'est, il est vrai, pas parfaitement exacte, car mai 585 appartient à l'année 586-5. Elle est suffisam­ment approximative, toutefois, pour que nous ayons le [43]droit d'identifier cette éclipse avec celle de Thalès, et cela nous est confirmé par Apollodore, qui fixait à la même année l’akmè du philosophe1. Une autre indication, que nous devons à Démétrius de Phalère, et suivant laquelle Thalès «reçut le nom de Sage» sous l'archontat de Damasias à Athènes, s'accorde très bien avec toutes ces données, et elle est sans doute basée sur l'histoire du trépied de Delphes, car l'archontat de Damasias est l'ère du rétablissement des jeux pythiques 2.
V. Thalès en Egypte
L'introduction de la géométrie égyptienne en Grèce est universellement attribuée à Thalès, et il est extrêmement probable qu'il visita l'Egypte, car il s'était fait une théorie [44] des inondations du Nil. Dans un passage bien connu 1 Hérodote donne trois explications du fait que ce fleuve, par une exception unique, croît en été et décroît en hiver ; seu­lement, suivant sa coutume en pareil cas, il ne nomme pas les auteurs de ces explications. Mais la première, celle qui assigne pour cause aux débordements les vents étésiens, est attribuée à Thalès dans les Placita2, de même que par plusieurs écrivains postérieurs. Or ces indications sont tirées d'un traité sur les crues do Nil que l'on croit être d'Aristote, et qui était connu des commentateurs grecs, mais dont il n'existe plus aujourd'hui qu'un abrégé latin du XIIe siècle3. Dans cette œuvre, la première des trois théories mentionnées par Hérodote est attribuée à Thalès, la seconde à Euthymène de Massalie, et la troisième à Anaxagore. Où Aristote — ou celui qui écrivit le livre, s'il est d'un autre — a-t-il pris ces noms? Nous pensons natu­rellement, une fois de plus, à Hécatée, qu'Hérodote repro­duit si souvent sans en mentionner le nom, et cette conjec­ture tire une grande force du fait qu'Hécatée mentionne en effet Euthymène4. Nous pouvons donc conclure que Thalès alla réellement en Egypte, et peut-être qu'Hécatée, en décri­vant le Nil, tint compte, comme cela était naturel, des vues de son célèbre concitoyen.
VI. Thalès et la géométrie
Quant à la nature et à l'étendue des connaissances mathématiques rapportées d'Egypte par Thalès, il y a lieu de faire ressortir que beaucoup d'écrivains se sont sérieusement [45]mépris sur le caractère de la tradition 1. Dans son commentaire sur le premier livre d'Euclide, Proclus énumère, sur l'autorité d'Eudème, certaines propositions qui, à ce qu'il prétend, étaient connues de Thalès2. L'un des théorèmes dont il le crédite est que deux triangles sont égaux lorsqu'ils ont un côté égal compris entre deux angles égaux chacun à chacun. Ce théorème, il doit l'avoir connu, dit Eudème, car autrement il n'aurait pu, du haut d'une tour, mesurer, de la manière dont on raconte qu'il le fit3, les distances de vaisseaux sur la mer. Nous voyons ici com­ment toutes ces indications prirent naissance. Certains faits remarquables en matière de mensuration étaient tradition­nellement attribués à Thalès, et l'on admettait qu'il avait connu toutes les propositions que ces faits impliquent. Mais c'est là une méthode d'inférence tout à fait illusoire. Le mesurage de la distance où se trouvent des vaisseaux sur la mer, et celui de la hauteur des pyramides, qu'on lui attribue aussi4, sont des applications faciles de ce [46] qu'Aahmès appelle le seqt. Ces règles de mensuration peu­vent fort bien avoir été apportées d'Egypte par Thalès, mais nous n'avons aucune raison de supposer qu'il en ait su davantage que l'auteur du Rhind-papyrus sur les raisonnements dont elles étaient la conclusion. Peut-être en faisait-il une application plus étendue que les Egyptiens ; il n'en est pas moins vrai que les mathématiques, au sens propre du mot, n'ont commencé à exister que quelque temps après Thalès.
VII. Thalès comme homme politique
Thalès apparaît encore une fois dans les récits d'Hérodote quelque temps avant la chute de l'empire lydien. Il pressa, nous dit l'historien, les Grecs d'Ionie de s'unir en un état fédératif avec Teos pour capitale1. Nous aurons encore plus d'une fois, dans la suite, l'occasion de noter que c'était l'habitude des anciennes écoles de philosophie d'essayer d'influencer le cours des événements politiques, et plu­sieurs circonstances, par exemple le rôle joué par Hécatée dans la révolte de l'Ionie, nous portent à croire que les savants de Milet prirent une position très nette dans les temps agités qui suivirent la mort de Thalès. C'est cette action politique qui a valu au fondateur de l'école milesienne sa place incontestée parmi les Sept Sages, et c'est surtout parce qu'il fut mis au nombre de ces grands hommes que s'attachèrent à son nom les nombreuses anec­dotes dont on lui fit honneur dans la suite 2.
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VIII. Caractère incertain de la tradition
Si Thalès écrivit jamais quelque chose, ce qu'il écrivit fut bientôt perdu, et les ouvrages qui furent publiés sous son nom ne trompèrent pas même les Anciens 1. Aristote prétend avoir quelque notion des vues de Thalès ; mais il ne prétend pas savoir par quelle voie celui-ci y arriva, ni sur quels raisonnements elles étaient fondées. Il suggère, il est vrai, certaines explications que des écrivains postérieurs répètent comme des indications de fait, mais qu'il ne donne lui-même que pour ce qu'elles valent2. La tradition soulève encore une autre difficulté. Plus d'une indication d'apparence précise nous est fournie par les Placita, qui ne repose en réalité que sur l'habitude d'attribuer « à Thalès et à ses successeurs » les doctrines en quelque sorte carac­téristiques de la «succession» ionienne, mais nous fait l'effet d'une indication nettement relative à Thalès. Néan­moins, en dépit de tout cela, nous ne pouvons douter qu'Aristote ait été exactement renseigné sur les points essentiels. Nous avons vu dans Hécatée des traces de réfé­rences à Thalès, et il est tout à fait probable que les écri­vains postérieurs de l'école citaient les vues de son fonda­teur. Nous pouvons donc nous aventurer à reconstruire, par conjecture, sa cosmologie, en nous guidant sur ce que nous savons de certain du développement subséquent de l'école milésienne, car il est naturel de supposer que les doctrines caractéristiques de cette école étaient pour le moins esquissées dans l'enseignement de son plus ancien représentant. Mais tout cela doit être pris pour ce qu'il vaut, et rien de plus, car, strictement parlant, nous ne savons absolument rien de l'enseignement de Thalès.
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IX. Exposé conjectural de la cosmologie de thalès
Les indications d'Aristote peuvent se ramener à ces trois propositions :
1. La terre flotte sur l'eau 1.
2. L'eau est la cause matérielle2 de toutes choses.
3. Toutes choses sont pleines de dieux. L'aimant est vivant, car il a la puissance de mouvoir le fer3.
La première de ces indications doit être comprise à la lumière de la seconde, qui est exprimée dans la termino­logie aristotélicienne, mais signifie sans aucun doute qu'au dire de Thalès l'eau était la chose fondamentale ou primor­diale dont toutes les autres n'étaient que des formes pure­ment transitoires. C'était justement, comme nous le ver­rons, une substance primordiale que chercha toute l'école milésienne, et il est peu probable que la première réponse à la grande question du jour ait été la réponse relativement subtile qu'y donne Anaximandre. Et nous sommes peut-être en droit de soutenir que la grandeur de Thalès con­siste en ce qu'il fut le premier à se demander non pas quelle était la chose originelle, mais quelle est maintenant la chose primordiale, ou, plus simplement encore, de quoi le monde est fait. La réponse qu'il fit à cette question fut : d'eau.
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X. L'eau
Aristote et Théophraste, suivis de Simplicius et des doxographes, suggèrent plusieurs explications de cette réponse. Ces explications, Aristote les donne comme con­jecturales ; seuls, les écrivains postérieurs les reproduisent comme tout à fait certaines1. Le plus probable semble être qu'Aristote attribua simplement à Thalès les arguments dont se servit plus tard Hippon de Samos pour défendre une thèse analogue2. Ainsi s'expliquerait leur caractère physiologique. Le développement de la médecine scienti­fique avait rendu les arguments biologiques très popu­laires au Ve siècle ; mais, à l'époque de Thalès, ce à quoi l'on s'intéressait surtout, ce n'était pas la physiologie, mais bien plutôt ce que nous appellerions la météorologie, et c'est par conséquent de ce point de vue que nous devons essayer de comprendre la théorie.
Or, il n'est pas très difficile de se rendre compte comment [50] des considérations de nature météorologique condui­sirent Thalès à adopter l'opinion qu'il soutint. De toutes les choses que nous connaissons, c'est l'eau qui paraît prendre les formes les plus variées. Elle nous est familière à l'état solide, à l'état liquide et à l'état de vapeur, de sorte que Thalès peut fort bien s'être imaginé voir se dérouler devant ses yeux le processus du monde, partant de l'eau pour revenir à l'eau. Le phénomène de l'évaporation éveille naturellement partout l'idée que le feu des corps célestes est entretenu par l'humidité qu'ils tirent de la mer. Même de nos jours, quand les rayons du soleil deviennent visibles, les gens des campagnes disent que «le soleil pompe l'eau». L'eau retombe sur la terre sous forme de pluie, et finale­ment, à ce que pensaient les premiers cosmologues elle se transforme en terre. Cela nous paraît étrange, mais peut avoir paru plus naturel à des hommes familiers avec le fleuve d'Egypte, qui avait formé le Delta, et avec ces tor­rents de l'Asie-Mineure qui déposent de si abondantes alluvions. A l'heure qu'il est, la haie de Latmos, au bord de laquelle s'élevait Milet, est complètement comblée. Enfin, pensaient-ils, la terre redevient eau — idée déduite de l'observation de la rosée, des brouillards nocturnes et des sources souterraines. Car, dans les temps primitifs, on ne supposait pas que celles-ci eussent le moindre rapport avec les pluies. Les «eaux sous la terre» étaient regardées comme une source d'humidité entièrement indépendante1.
XI. Théologie
De l'avis d'Aristote lui-même, la troisième des proposi­tions énoncées plus haut implique que Thalès croyait à une « âme du monde », mais le Stagirite a bien soin de faire [51]remarquer que ce n'est là qu'une inférence1. La doctrine de l'âme du monde est ensuite attribuée à Thalès d'une manière tout à fait positive par Aétius ; celui-ci l'exprime1 dans la phraséologie stoïcienne qu'il trouva dans sa source immédiate, et identifie le monde-intellect avec Dieu2. Cicéron trouva un exposé analogue de la question dans le manuel épicurien dont il se servait, mais il fait un pas de plus. Eliminant le panthéisme stoïcien, il fait du monde-intellect un démiurge platonicien, et affirme que, selon Thalès, il y avait un esprit divin qui formait toutes choses de l'eau3. Tout cela est dérivé de la prudente déclaration d'Aristote, et ne peut avoir une autorité plus grande que cette déclaration. Nous n'avons donc pas à nous occuper de la vieille question controversée de savoir si Thalès était ou n'était pas athée. En réalité, elle n'a pas de sens. Si nous en jugeons par ses successeurs, il peut fort bien avoir qualifié l'eau de divine, mais s'il avait une croyance reli­gieuse quelconque, nous pouvons être certains qu'elle n'avait aucun rapport avec sa théorie cosmologique.
Nous ne devons pas attacher trop d'importance non plus à cette déclaration que « toutes choses sont pleines de dieux». On l'interprète souvent en ce sens que Thalès attri­buait une «vie plastique» à la matière, ou qu'il était «hylozoïste». Nous avons déjà vu à quels malentendus cette manière de parler pouvait prêter4, et nous ferons bien de l'éviter. Il serait dangereux de considérer un apophtegme de ce genre comme preuve de quoi que ce soit ; il y a des chances pour que Thalès l’ait prononcé en sa qualité de [52]« Sage » plutôt qu'en sa qualité de fondateur de l'école milésienne. D'ailleurs, des maximes comme celle-là sont la plupart du temps anonymes au début, et sont attribuées tantôt à un Sage, tantôt à l'autre1. D'autre part, Thalès a très probablement dit que l'aimant et l'ambre avaient des âmes. Ce n'est pas là un apothtegme, mais une proposition qui peut aller de pair avec celle qui fait flotter la terre sur l’eau. C'est, de fait, justement ce que nous pourrions nous attendre à trouver dans une remarque d'Hécatée sur Thalès. On aurait tort, cependant, d'en tirer des conclusions quant à ses vues sur le monde ; car de dire que l'aimant et l'ambre sont vivants, c'est donner à entendre que les autres choses ne le sont pas2. Thalès est allé à l'école milésienne
Notes
1 Herod. I, 29. Quelques autres points peuvent être relevés en confir­mation de ce qui a été dit de 1' «hellénisme» des Mermnades. Alyatte eut deux femmes, dont l'une, la mère de Crésus, était Carienne ; l'autre était Ionienne, et il eut d'elle un fils qui reçut le nom grec de Pantaléon (ib. 92). Les offrandes de Gygès étaient exposées dans le trésor de Kypsélos à Delphes (ib. 14) et celles d'Atyatte étaient une des curiosités de la ville (ib. 25). Crésus, lui aussi, fit preuve d'une grande libéralité envers Delphes (ib. 50) et envers plusieurs autres sanctuaires grecs (ib. 92). Il donna la plupart des colonnes du grand temple d'Ephèse. Men­tionnons aussi à ce propos les histoires de Miltiade (VI, 37) et d'Alcméon (ib. 125).
2 Herod. I, 75. Il se refuse à le croire parce qu'il avait entendu parler, probablement par les Grecs de Sinope, de la haute antiquité du pont de la route royale entre Ancyre et Pteria (Ramsay, Asia Minor, p. 29). Xanthos rapportait une tradition d'après laquelle ce fut Thalès qui engagea Crésus à monter sur son bûcher seulement quand il sut qu'une averse arrivait.
3 Herod. II, 178, où l'historien dit qu'Amasis était φιλέλλην. Il contri­bua de ses deniers à la reconstruction du temple de Delphes après le grand incendie (ib. 180).
4 En fait, Simplicius cite une indication de Théophraste suivant laquelle Thalès aurait eu plusieurs prédécesseurs (Dox., p. 475, 11). Cela ne doit cependant pas nous préoccuper ; car le scholiaste d'Apol­lonius de Rhodes (II, 1248) nous dit que Théophraste faisait de Prométhée le premier philosophe, ce qui est simplement une application du littéralisme péripatéticien à une remarque de Platon (Philèbe 16 c 6). Cf, Appendice. § 2.
Herod. I, 170 (R. P. 9 d D V 1 A 4) ; Diog. I, 22 (R. P. 9).
5 Strabon, XIV p. 633, 636; Pausan. VII, 2, 7. Priène était appelée Kadmé, et le plus ancien annaliste de Milet portait le nom de Kadmos. Voir E. Meyer, Gesch. des Altert. II, § 158.
6 Diog. I, 23 : Καλλίμαχος δ΄ αὐτὸν οἶδεν εὑρετὴν τῆς ἄρκτου τῆς μικρᾶς λέγων ἐν τοῖς Ἰάμβοις οὕτως
καὶ τῆς ἁμάξης ἐλέγετο σταθμήσασθαι
τοὺς ἀστερίσχους, πλέουσι Φοίνικες.
7 Voir Diels, Thales ein Semite? (ArcH. II, 165 sq.), et Immisch, Zu Thales Abkunft (ib. p. 515). Le nom d'Examyès se rencontre aussi à Colophon (Hermesianax, Leontion, fr. 2, 38 Bgk), et peut être comparé avec d'autres noms cariens tels que Gheramyès et Panamyès.
8 Herod. I, 74.
9 Sur les théories professées par Anaximandre et par Héraclite, voir plus loin, §§19 et 71.
10 Diog. I, 23 δοχεῖ δὲ κατά τινας πρῶτος ἀστρολογῆσαι καὶ ἡλιακὰς ἐκλείψεις καὶ τροπὰς προειπεῖν, ὥς φησιν Εὔδημος ἐν τῇ περὶ ἀστρολογουμένων ἱστοριᾳ, ὅθεν αὐτὸν καὶ Ξενοφάνης καὶ Ἡρόδοτος θαυμάζει.
2 Le premier savant qui ait attiré l'attention sur le cycle chaldéen à ce point de vue paraît avoir été le Rev. George Costard, fellow du Wadham Collège. Voir sa Dissertation on the Use of Astronomy in History (Londres, 1764), p. 17. Il est inexact d'appeler ce cycle le saros, car le saros était tout autre chose. (Voir Ginzel, Klio I, p. 377.)
1 Voir George Smith, Assyrian Discoveries (1875), p. 409. L'inscription dont suit la traduction a été trouvée à Kouyunjik :
«Au roi mon Seigneur, ton serviteur Abil-Istar,
…………………………………………………
« Concernant l'éclipse de lune au sujet de laquelle le roi mon Sei­gneur m'a adressé un message, des observations ont été faites dans les cités d'Akkad, de Borsippa et de Nipur, et dans la cité d'Akkad, nous vîmes une partie.... L'observation fut faite, et l'éclipse eut lieu.
« El quand, pour l'éclipse de soleil, nous ordonnâmes une observa­tion, l'observation fut faite et elle (l'éclipse) n'eut pas lieu. Ce que j'ai vu de mes yeux, je l'envoie au roi mon Seigneur.»
2 Pour la littérature sur ce sujet, voir R. P. 8 b, et y ajouter Ginzel, Spezieller Kanon, p. 171. Voir aussi Milhaud, Science grecque, p. 62.
3- Pline, Nat. Hisl. II, 53.
1 Sur Apollodore, voir Appendice, § 20. Les dates que donne notre texte de Diogène (I, 37; R. P. 8) ne peuvent se concilier l'une avec l'autre. Celle qu'il donne pour la mort de Thalès est probablement exacte; car c'est l'année qui précéda la chute de Sardes en 546/5 avant J.-C., ce qui est une des ères régulières employées par Apollodore. Il semblait sans doute naturel de faire mourir Thalès l'année avant la «ruine de l'Ionie», qu'il avait prévue. Si l'on remonte à 78 ans en ar­rière, cela porte à 625/4 la naissance de Thalès, et cela nous donne 585/4 pour sa quarantième année. C'est la date que Pline indique pour l'éclipse, et les dates de Pline viennent d'Apollodore par l'intermédiaire de Nepos. Pour une discussion complète de la question, voir Jacoby, p. 175 sq.
2 Diog. I, 22 (R. P. 9). Je ne discute pas ici l'ère pythienne et la date de Damasias, quoique, à ce qu'il me semble, le dernier mot n'ait pas encore été dit sur ce point. Jacoby (p. 170 sq.) défend vigoureusement la date 582/1, qui est généralement admise aujourd'hui. D'autres se pro­noncent pour l'année pythienne 586/5, qui est l'année même de l'éclipse, et cela aiderait à expliquer comment les historiens qui utilisèrent Apollodore en vinrent à dater l'événement d'une année trop tard ; car Damasias fut archonte pendant deux ans et deux mois. Il est même possible qu'ils aient mal compris les mots Δαμασίου τοῦ δευτέρου, dont le but est de le distinguer d'un archonte antérieur du même nom, et aient interprété : « dans la seconde année de Damasias ». Apollodore se con­tentait d'indiquer les archontes athéniens, et la réduction en olym­piades est l'œuvre d'écrivains postérieurs. Kirchner, adoptant l'année 582/1 pour Damasias, place l'archontat de Solon en 591/0 (Rh. Mus. LIII, p. 242 sq.). Mais il est impossible que la date de l'archontat de Solon ait jamais été douteuse. D'après le calcul de Kirchner, nous obtenons la date 586/5, si nous gardons la date traditionnelle de Solon. Voir aussi E. Meyer, Forschungen, II. p. 242 sq.
1 Herod. II, 20.
2 Aet. IV, I, 1 (Dox. p. 884; D V, 1 A 16).
3 Dox. p. 226-229. L'abrégé latin se trouve dans l'édition de Rosé des fragments aristotéliciens.
4 Hécatée, frag. 278 (F. G. H 1, p 19).
1 Voir Cantor, Vorlesungen über Geschichte der Mathematik, vol. I, p. 12 sq. : Allman, Greek Geometry from Thales to Euclid (Hermathena, III, p. 164-174).
2 Proclus, in Eucl. p. 65, 7; 157, 10; 250, 20; 299, 1; 352, 14 (Friedlein). Eudème écrivit la première histoire de l'astronomie et des mathéma­tiques, comme Théophraste écrivit la première histoire de la philoso­phie.
3 Proclus, p. 352, 14 Εὔδημος δὲ ἐν ταῖς γεωμετρικαῖς ἱστορίας εἰς Θαλῆν τοῦτο ἀνάγει τὸ θεώρημα (Eucl. I, 26) τὴν γὰρ τῶν ἐν θαλάττῃ πλοίων ἀπόστασιν δι' οὗ τρόπου φασὶν αὐτὸν δεικνύναι τούτῳ προσχρῆσθαί φησιν ἀναγκαῖον. Sur la méthode adoptée par Thalès, voir Tannery, Géométrie grecque <1887>, p. 90. Je pense toutefois, avec le Dr Gow (Short History of Greek Mathematics, § 84), qu'il est fort peu probable que Thalès ait reproduit et mesuré sur terre l'énorme triangle qu'il avait construit en plan per­pendiculaire par dessus la mer. Pareille méthode eût été trop compli­quée pour être pratique. I1 est beaucoup plus simple de supposer qu'il fit usage du seqt égyptien.
4 La plus ancienne version de ce fait nous est donnée dans Diog. I, 27 : ὁ δὲ Ἱερώνυμος καὶ ἐχμετρῆσαί φησιν αὐτὸν τὰς πυραμύδας, ἐκ τῆς σχιᾶς παρατηρήσαντα ὅτε ἡμῖν ισομεγέθης ἐστίν. Cf. Pline, H. Nat. XXXVI, 82 : mensuram altitudinis earum deprehendere invenit Thales Milesius umbram metiendo qua hora par esse corpori solet. (Jérôme de Rhodes était contemporain d'Eudème.). Ceci implique seulement la simple réflexion que les ombres de tous les objets sont probablement égales aux objets à la même heure. Plutarque (Conv sept. sap. 147 a), indique une méthode plus compliquée : τὴν βακτηρίαν στήσας ἐπι τῷ πέρατι τῆς σκιᾶς ἣν ἡ πυραμὶς ἐποίει, γενομένων τῇ ἐπαφῇ τῆς ἀκτῖνος δυοῖν πριγώνων, ἔδειξας ὃν ἡ σκιὰ πρὸς τὴν σκιὰν λόγον εἶχε, τὴν πυραμίδα πρὸς τὴν βακτηρίαν ἔχουσαν.
Ceci, comme le fait remarquer le Dr Gow, n'est qu'une variante du calcul avec le seqt, et peut fort bien avoir été la méthode de Thalès.
1 Herod. I, 170 (R. P. 9d; D V 1 A. 4).
2 La prétendue chute de Thalès dans un puits (Platon, Théét. 174 a) n'est qu'une fable destinée à montrer l'inutilité de la σοφία; l'anecdote relative à la spéculation sur l'huile (Ar. Pol. A, II, 1259 a 6; DV 1 A 10) a pour but d'enseigner le contraire.
1 Voir R. P 9 e.
2 R. P. ibidem.
1 Arist. Met. A 3, 983 b 21 ; de Cœlo, B 13, 294 A 28 (R. P. 10, 11; DV 1 A 12, 14). Des écrivains postérieurs ajoutent qu'il donnait cela comme une explication des tremblements de terre (ainsi Aet. III, 15, 1); mais cette allégation est probablement due à un commentateur d'Homère féru d'allégorie (Append. §11), qui voulait expliquer l'épithète ἐννοσἱγαιος. Cf. Diels, Dox., p. 225.
2 Met. A 3, 983 b 20 (R. P. 10). J'ai dit «cause matérielle », parce que τῆς τοιαύτης ἀρχῆς (b 19) équivaut à τῆς ἐν ὕλης εἴδει ἀρχῆς (b7).
3Arist. de An. A 5, 411 a 7 (R. P. 13); ib. 2, 405 a 19 (R. P. 13 a; DV 1 A 22). Diog. I, 24 (R. P. ib.) ajoute l'ambre. Cette indication vient d'Hésychius de Milet, car elle se trouve dans la scholie de Par. A sur Platon, Rep. 600 A.
1 Met. A, 3, 983 b 22; Aet. I, 3, 1; Simpl. Phys. p. 36, 10 (R. P. 10, 12, 12 a). La dernière des explications données par Aristote, à savoir que Thalès fut influencé par des théories cosmologiques antérieures sur Okéanos et Téthys a étrangement été supposée plus historique que le reste, alors que c'est une simple boutade de Platon prise à la lettre. Platon dit plus d'une fois (Tht. 180 d 2; Crat. 402 b 4) qu'Héraclite et ses prédécesseurs (οἱ ῥέοντες) dérivèrent leur philosophie d'Homère (Il. XIV, 201), et même de sources plus anciennes (Orph. frg. 2, Diels, Vors. lre éd. p. 491, 2e éd. p. 66 B 2). En citant cette suggestion, Aristote l'attribue à « quelques-uns », — terme qui signifie souvent Platon, — et il appelle les initiateurs de la théorie παμπαλλαίους, comme l'avait fait Platon (Met. A 3,984 b 28; cf. Tht. 181 b 3). C'est là un exemple caractéristique de lu manière dont Aristote puise l'histoire chez Platon. Voir Append. § 2.
2 Cf. Arist. de An. A. 2, 405 b 2 (R. P. 220; DV 26 A 10) avec les pas­sages cités dans la note précédente. La même supposition est faite dans la 5e édition de Zeller (p. 188, n. 1), que je n'avais pas vue quand j'ai écrit la phrase ci-dessus. Döring, Thales (Zeitschr. f. Philos. 1896, p. 179 sq.) exprime la même opinion. Nous savons maintenant que, bien qu'Aristote se refuse à considérer Hippon comme un philosophe (Met. A, 3, 984 a 3; R. P. 219 a; DV 26 A 7), il était discuté dans l'his­toire de la médecine connue sous le nom de Iatrika et attribuée à Ménon. Voir Diels dans Hermes, XXVIII, p. 420 (DV 26 A 11).
1 L'opinion ici exprimée ressemble fort à celle de l'interprétateur allégorisant d'Homère, Héraclite (R. P. 12 a). Mais cette dernière est aussi une conjecture, probablement d'origine stoïcienne, comme les autres sont d'origine péripatéticienne.
1 Arist. de An. A, 5, 411 a 7 (R. P. 13; DV 1 A 22).
2 Aet. I, 7, 11 = Stob. I, 56 (R. P. 14 ; DV 1 A 23). Sur les sources indiquées ici, voir Append., § 11, 12.
3 Cicéron, de Nat. D. l, 10, 15 (R. P. 13 b; DV 1 A 23). Sur la source de Cicéron, voir Dox. p. 125, 128. Le papyrus de Philodème trouvé à Herculanum a malheureusement une lacune juste en cet endroit, mais il n'est pas probable que le manuel épicurien ait anticipé sur la mé­prise de Cicéron.
4 Voir Introd. § VIII.
1 Platon cite le mot πάντα πλήρη θεῶν dans les Lois, 899 b 9 (R. P. 14 b ; DV I A 22), sans mentionner Thalès. Le mot attribué à Héraclite dans le de part. An. A, 5, 645 a 1, paraît n’être qu'une variante de celui-ci. Dans Diog. IX, 7 (R. P. 46 d), on met sur le compte d'Héraclite cette affirmation : πάντα ψυχῶν εἶναι καὶ δαιμόνων πλήρη.
2 Bäumker, Das Problem der Materie, p. 10, n.1.

Theodor Gomperz

Les penseurs de la Grèce : histoire de la philosophie antique, tome I, livre I, chapitre 1, III.


Anaximandre (né en 610) s'est engagé dans la seconde de ces voies (13). Il était fils de Praxiadès, Milésien comme Thalès, probablement son ami et son disciple, et il peut être considéré comme le vrai créateur de la science de la nature en Grèce, et par suite en Occident. Le premier, il n'a pas craint d'aborder scientifiquement les graves questions de l'origine de l'univers, de la terre et de ses habitants. Vigoureux était en lui le sens de l'identité, la faculté de pénétrer des analogies profondément cachées ; puissant le désir de dégager de ce qui tombe sous les sens ce qui se dérobe à leur perception. Sans doute, ses tentatives sont souvent enfantines, pleines de tâtonnements, mais sa personnalité n'en commande pas moins le respect, car il a ouvert des voies et frayé des sentiers. Malheureusement, les renseignements que nous avons sur lui sont trop incomplets, trop décousus, trop souvent contradictoires, pour que nous puissions suivre la marche de sa pensée. Son traité De la nature, première exposition en prose de doctrines scientifiques qu'ait possédée la littérature grecque - et qu'elle ne perdit que trop tôt, hélas ! - était le fruit mûr d'une vie partagée entre les méditations profondes et le soin des affaires de l'État. Peu de temps seulement avant sa mort, à l'âge de soixante-trois ans (547), il se décida à publier cet ouvrage, dont il nous est parvenu quelques lignes, mais pas une seule phrase complète. Ses travaux préliminaires, qu'il couronna par cette dernière oeuvre, étaient variés et du plus haut mérite. Il a la gloire d'avoir donné aux Grecs la première carte géographique et la première carte céleste. Pour établir sa carte terrestre, il utilisa - n'ayant pas pris part lui-même à des voyages de découvertes - la somme des renseignements qui affluaient plus qu'en aucune autre partie de la Grèce dans sa patrie ionienne, point de départ de nombreuses expéditions par terre et par mer jusqu'aux limites du monde alors connu. Des cartes terrestres furent aussi établies dans l'ancienne Égypte, mais elles se bornaient à la reproduction graphique de districts isolés (14) ; l'idée d'une carte embrassant l'ensemble du monde était restée étrangère aux habitants de la vallée du Nil ; d'ailleurs, n'entreprenant pas de lointains voyages sur mer et ne possédant pas de colonies éloignées, ils n'avaient pas les matériaux nécessaires. La table d'Anaximandre, à ce que nous disent les anciens, représentait la terre comme entourant un bassin fermé, et comme entourée elle-même d'une mer extérieure. En fait d'instruments de recherches géographiques et astronomiques, le père de la géographie scientifique a sans doute connu le gnomon, invention des Babyloniens, qui consistait en une tige dressée sur un plan horizontal, et qui permettait de trouver, à n'importe quel jour et quelle saison, par la longueur et la direction de son ombre, le midi vrai de n'importe quelle localité, et suffisait à déterminer les quatre points cardinaux et les deux solstices (15). D'après une tradition qui, il est vrai, indique une fois son nom, une autre fois celui de son successeur Anaximène, notre Milésien aurait établi un de ces instruments à Sparte. L'histoire de la science ne connaît pas en lui l'auteur de propositions mathématiques nouvelles, mais on lui attribue la composition d'un résumé des doctrines géométriques. Dans tous les cas, il ne manquait pas de culture mathématique, comme le prouvent ses indications - d'une interprétation peu sûre pour le moment - sur la grandeur des corps célestes (16). Comme astronome, Anaximandre a le premier, et presque complètement, rompu avec les conceptions enfantines de la haute antiquité. Sans doute, la terre n'est pas encore pour lui une sphère ; mais elle n'est pas davantage un disque plat reposant sur une base et recouvert par la voûte céleste comme par une cloche. Il ne faisait plus, chaque soir, plonger le soleil dans les flots de l'Océan, et ne se le représentait pas revenant, par cette voie, de l'Occident à l'Orient. Si un mouvement constant et régulier devait expliquer le fait que le soleil et les autres astres émergent du ciel oriental, après avoir disparu au ciel occidental, il ne restait plus qu'une alternative : leur faire continuer au-dessous de la terre le mouvement circulaire qu'ils exécutent devant nos yeux au-dessus de l'horizon. Cette conception avait pour elle l'appui d'une observation : les constellations voisines du Pôle ne se couchent jamais, mais décrivent un mouvement circulaire. Par conséquent, l'hémisphère céleste que nous voyons ne devait être, en vérité, que la moitié d'une sphère complète. A la voûte qui se recourbe au-dessus de nos têtes, s'en oppose une seconde, creusée au-dessous de nos pieds. Ainsi la terre se voit privée de la base sur laquelle elle reposait jusqu'alors, et qui devait descendre à des profondeurs infinies ; désormais, elle plane librement dans l'espace. Au lieu d'un disque plat, on se la figure sous la forme d'un fragment de colonne ou d'un cylindre qui, pour garder un équilibre stable, doit avoir un diamètre notablement plus grand que sa hauteur. Le rapport de trois à un remplissait la condition voulue, et se recommandait probablement au vieux penseur par sa simplicité. Mais comment expliquer que cette terre, semblable à un tambourin, pût ainsi rester suspendue dans le vide ? Anaximandre recourait pour cela à un raisonnement bien étrange : si elle reste ainsi immobile, c'est qu'elle est également distante de tous les points de la sphère céleste. Il résulte de là, d'une part, que la pesanteur, pour lui, ne pouvait pas se confondre avec la tendance vers le bas. D'autre part, la forme de la déduction nous fait voir en notre Milésien le premier précurseur de ces métaphysiciens qui préféraient appuyer la loi de l'inertie sur des motifs a priori que sur l'expérience (17). « Un corps au repos, disait-on, ne peut se mettre en mouvement si une cause extérieure quelconque n'agit pas sur lui, car, pour le faire, il devrait se mouvoir de bas en haut ou de haut en bas, en avant ou en arrière, etc. » Mais comme il n'a aucun motif de faire l'un plutôt que l'autre, il ne saurait se mou-voir en aucun sens. Aussi Aristote, qui trouve l'argument du vieux penseur à la fois ingénieux et faux, compare-t-il cette terre immobile à un affamé qui devrait périr parce qu'il n'a pas de raison de toucher à l'un plutôt qu'à l'autre des mets qui l'entourent à égale distance. Cependant il est nécessaire de nous arrêter maintenant à l'essai de cosmogonie d'Anaximandre. Nous avons déjà, à l'occasion de la théogonie hésiodique, fait connaissance avec la théorie du chaos primitif dans lequel se trouvait l'univers. Là, nous avons montré qu'on était arrivé à la conception du chaos par l'agrandissement infini du vide qui s'ouvre entre le ciel et la terre. En même temps, nous avons fait remarquer que, des trois dimensions de l'espace, ces penseurs primitifs n'en envisageaient qu'une, la hauteur ou profondeur, sans se soucier de ce qu'il pouvait en être des deux autres. Développée d'une manière logique, la même pensée devait, à la place d'une fente béante, poser l'espace illimité dans tous les sens, et cet espace, rempli de matière, Anaximandre le plaçait, en effet, au commencement de tout devenir (18). Mais quelle était cette matière primordiale étendue à l'infini ? Aucune, pouvons-nous répondre, de celles que nous connaissons. Car ces matières qui, sans cesse et sans trêve, passent l'une dans l'autre et sortent l'une de l'autre, ne lui apparaissaient que comme des facteurs à titres en quelque sorte égaux - à ce point de vue du moins qu'aucune d'elles ne pouvait revendiquer le rôle de productrice de toutes les autres. L'eau primordiale de Thalès; en particulier, se montrait parfaitement impropre à remplir cette fonction. Son existence n'implique-t-elle pas déjà, en effet, la chaleur, c'est-à-dire, selon les conceptions de cette époque, la matière de la chaleur ou le feu ? Car le solide est transformé en liquide par la fusion, c'est-à-dire par l'adjonction de matière ignée. L'élément aériforme, la vapeur d'eau, par exemple, est produit par l'action du feu sur le liquide. Ainsi le solide et l'igné seuls semblaient présider à toutes les formations particulières. Mais l'opposition qui régnait entre eux en faisait un couple dont les membres, se complétant naturellement, devaient venir simultanément à l'existence. Et, en effet, Anaximandre les faisait sortir par une «différenciation (19) » sous forme de « froid » et de « chaud » de la matière primordiale qui réunissait en elle toutes les propriétés particulières. Mais comment se représentait-il la formation de l'infinie variété des matières particulières ? Nous l'ignorons absolument. Toutefois on peut supposer qu'une différenciation ultérieure des formes fondamentales de la matière devait continuer le processus déjà décrit. Quoi qu'il en soit de ce point, les matières entraînées par un mouvement tourbillonnant se disposèrent les unes au-dessus des autres d'après leur densité. Le noyau intérieur fut formé par la terre, dont la surface était recouverte d'eau ; une couche d'air entourait celle-ci qui, à son tour, était environnée d'un cercle de feu « comme l'arbre est environné d'écorce (20) ». Ici se présentait à l'esprit systématique du Milésien un double problème. La terre constitue encore aujourd'hui le noyau de cette construction, l'air son enveloppe extérieure. Mais l'eau ne forme plus une couverture uniforme de la terre, et le feu n'est plus visible que sur des points isolés - nombreux, il est vrai, - du ciel. D'où provient, se demandait-il, ce bouleversement de la répartition primitive et régulière des matières de la terre ? Et voici comment il répondait à cette question : la mer actuellement existante n'est plus que le reste de la couche d'eau originelle ; l'évaporation par la chaleur du soleil en a réduit le contour dans le cours du temps. Cette opinion trouvait un appui dans les observations géologiques, qui permettaient de constater un retrait de la mer (21) sur beaucoup de points du littoral méditerranéen. Qu'on eût observé la formation des deltas, ou qu'on eût ramassé des coquilles marines sur le continent, ce fut certainement de faits de cette nature qu'Anaximandre tira les conclusions importantes qui supportaient sa doctrine. Quant au cercle de feu, il devait, un jour, s'être disloqué ensuite de ce mouvement tourbillonnant. La même force, selon lui, entraîna aussi des masses d'air, qui, par là, se condensèrent et entourèrent les masses de feu. Les enveloppes d'air ainsi produites, qui cachaient les feux, Anaximandre se les représentait sous formé de roues, pourvues d'ouvertures analogues à la bouche d'un soufflet et desquelles le feu jaillit continuellement. Comment fut-il conduit à cette conception ? Nous croyons pouvoir répondre comme suit : le soleil, la lune et les étoiles tournent autour de la terre ; or des masses de feu circulant régulièrement dans l'espace ne répondaient à aucune analogie connue, tandis que la rotation de roues était chose d'observation quotidienne. Par là, les orbites abstraites étaient remplacées par des objets concrets, et le problème était considérablement simplifié. Aussi longtemps que les roues subsistaient et que durait la force d'impulsion qui leur était donnée, le cours des astres était assuré. Enfin les éclipses étaient expliquées par les obstructions auxquelles sont sujettes les bouches de la roue solaire et de la roue lunaire.
L'énigme de la création des êtres organisés a aussi préoccupé l'esprit fécond en ressources du Milésien (22). Les premiers animaux doivent être sortis de la vase marine - c'est pour cette raison principalement sans doute que le corps de l'animal est composé d'éléments solides et d'éléments liquides, raison qui, nous l'avons déjà vu, faisait considérer l'eau et la terre comme ses éléments à l'époque homérique. Pourtant la richesse de la mer en êtres vivants de toute espèce, et la découverte de restés d'animaux marins fossiles peuvent avoir contribué à établir cette opinion. De plus, Anaximandre a prêté à ces animaux primitifs des peaux hérissées qu'ils auraient perdues en passant de la mer à l'habitat terrestre ; et cette hypothèse peut lui avoir été suggérée par la métamorphose que subissent les larves de beaucoup d'insectes. Il est à peine douteux qu'il ait vu dans les descendants de ces animaux marins les ancêtres des animaux terrestres ; il aurait donc eu un vague pressentiment de la théorie moderne de la descendance. Il s'est prononcé d'une manière précise sur l'origine du genre humain. Faire sortir sans autre explication les premiers hommes de la terre, à la manière des mythologues, il en était empêché, surtout, à ce que nous savons, par une considération : le petit enfant a plus besoin que tout autre être de secours prolongés, et n'aurait pu conserver l'existence par les simples moyens naturels. C'est pourquoi Anaximandre se mit en quête d'analogies qui pussent résoudre cette énigme. Il en trouva une dans la croyance populaire : les requins, disait-on, avalent leurs petits, aussitôt les oeufs éclos, les rejettent ensuite, et répètent cette opération aussi longtemps que le jeune animal n'a pas acquis la force nécessaire pour continuer à vivre de lui-même. D'une manière analogue, les ancêtres du genre humain auraient pris naissance dans l'intérieur du corps de poissons et ne les auraient quittés qu'une fois mûrs pour la vie. La croyance des Babyloniens à l'existence primitive de poissons-hommes (23) a-t-elle influencé notre philosophe ? C'est ce qu'il est impossible de décider, au moins pour le moment. Mais, de quelque façon qu'Anaximandre ait essayé d'expliquer la naissance des mondes, des formes de la matière, des êtres et des objets individuels, une chose était pour lui inébranlablement établie : tout ce qui est né est destiné à périr. Seule, la matière primordiale, d'où tout est sorti et où tout est appelé rentrer, passait à ses yeux pour incréée et impérissable. Cette conviction le remplissait d'une satisfaction à la fois religieuse et morale. Toute existence particulière lui apparaissait comme une usurpation ; les êtres qui se dépossèdent les uns les autres et s'anéantissent tour à tour « doivent encourir le châtiment et la peine d'après l'ordre du temps ». La destructibilité des choses individuelles, la caducité et la mortalité des êtres vivants, la circulation de la matière, s'amplifiaient dans son esprit et lui faisaient concevoir un ordre naturel général qui, pour lui, équivalait à un ordre légal universel. Tout ce qui existe, aurait-il pu dire avec Méphistophélès, est digne de périr. Seule, la matière éternelle, douée d'énergie, immortelle et toujours jeune, lui apparaissait comme divine. Divins encore, mais, en tant qu'êtres devenus et par conséquent aussi périssables, dieux de second ordre (24), étaient pour lui les mondes ou les cieux particuliers qui, les uns après les autres, peut-être aussi les uns à côté des autres, jouissent d'une existence relativement longue, mais toujours temporaire. Par quels processus ils rentrent toujours dans le sein maternel de la matière primitive, le philosophe ne nous le dit pas, mais on peut le supposer. De même que des différenciations de l'essence primordiale les ont appelés à l'existence, ce sont les mélanges et les combinaisons des matières qui, dans le cours de longues périodes, mettent un terme à toute existence particulière, et, petit à petit, ramènent tout à l'unité indistincte de l'essence primitive. Mais seulement, sans doute, pour que celle-ci emploie l'inépuisable énergie vitale dont elle est douée à provoquer sans cesse de nouvelles éclosions, et son invincible puissance à provoquer des destructions nouvelles.

Theodor Gomperz
Les Penseurs de la Grèce, tome I, livre II, chapitre IV
traduction de Aug. Reymond, 2e éd. rev. et corr. Paris : F. Alcan ; Lausanne : Payot, 1908-1910


I. Anaxagore de Klazomènes. Doctrine de la matière d'Anaxagore. Innombrables matières primordiales. Tous les phénomènes naturels ramenés à des mouvements. - II. Cosmogonie d'Anaxagore. Intervention du Nous. Problème de la causalité. Le soleil, pierre incandescente. - III. Supériorité intellectuelle de l'homme. L'astronomie d'Anaxagore. Explication de la voie lactée. - IV. Les présuppositions de la doctrine de la matière d'Anaxagore. Le mouvement spéculatif échoue sur un banc de sable. Anaxagore et ses contemporains.


Sommaire

I
Deux contemporains se présentent à nous. Leur pensée scrute les mêmes problèmes ; leur étude repose sur les mêmes principes ; les résultats auxquels ils arrivent offrent des traits de la plus surprenante analogie. Et cependant quel contraste ! L'un est poète, l'autre géomètre ; l'un est doué d'une imagination ardente, l'autre fait preuve d'un jugement froid et sobre ; l'un brille par sa jactance et son orgueil démesuré, l'autre disparaît absolument derrière son oeuvre ; l'un s'abandonne a une débauche d'images éclatantes, l'autre écrit en une prose simple et sans ornements ; l'un est d'une souplesse telle que l'expression « ondoyant et divers » semble avoir été créée pour lui ; l'autre est, dans ses raisonnements, d'une raideur poussée jusqu'à l'absurdité. Chacun des deux se distingue surtout par les qualités qui font défaut à l'autre : Empédocle par une foule d'aperçus brillants, ingénieux et souvent allant droit au but ; son aîné, Anaxagore, par la solide charpente d'un système où tout se tient et s'enchaîne puissamment.
Avec Anaxagore
01 , la philosophie et les sciences de la nature ont passé d'Ionie en Attique. Ce penseur est né en ou vers l'an 500 avant J.-C. à Clazomènes, dans le voisinage immédiat de Smyrne ; il appartenait à une famille aristocratique. Il négligea, dit-on, son patrimoine et se voua de bonne heure et exclusive-ment à la recherche philosophique. Nous ignorons quelles écoles il fréquenta, où il acquit sa science. Car s'il se rattache en bien des points aux doctrines d'Anaximandre et d'Anaximène, la tradition qui fait de lui l'élève de ce dernier contredit les données chronologiques. A l'âge d'environ quarante ans, il vint se fixer à Athènes ; et il y fut jugé digne de l'amitié du grand homme d'État qui cherchait à faire de cette ville le centre littéraire aussi bien que le centre politique de la Grèce. Pendant toute une génération, il fut l'ornement du cercle choisi que Périclès avait rassemblé autour de lui. Mais il devait, lui aussi, être entraîné dans le tourbillon des luttes de partis. Lorsque, vers le commencement de la guerre du Péloponnèse, l'astre du maître des destinées d'Athènes commença à pâlir, une accusation d'impiété fut portée contre la gracieuse et intelligente compagne de sa vie, et aussi contre celui que la philosophie lui avait rendu cher. L'exil ramena Anaxagore dans sa patrie, en Asie Mineure, et il termina à Lampsaque, à l'âge de soixante-douze ans, et au milieu de ses fidèles disciples, une vie sans tache. Nous possédons des fragments notables de son oeuvre, qu'il avait divisée en plusieurs livres, et qu'il avait écrite en une prose dénuée d'art, mais non de grâce. Il l'avait publiée après 467, date de la chute d'une météorite, car il y mentionne ce fait ; son livre est, soit dit en passant, le premier livre pourvu de figures que la littérature grecque ait possédé.
Le problème de la matière l'a préoccupé, comme il avait préoccupé avant lui ses compatriotes ioniens. Mais la solution qu'il y a donnée est tout à fait originale ; elle le sépare entière-ment de ses prédécesseurs et fournit en même temps la preuve que le mouvement critique inauguré par les Éléates n'avait exercé sur lui aucune espèce d'influence. S'il a connu le poème didactique de Parménide, le contenu en a glissé sur son esprit sans y laisser la moindre trace. Car pas une syllabe des fragments que nous possédons de lui, pas un mot des témoignages antiques qui les complètent ne fournit le plus léger indice qu'il ait - pour ne pas parler du reste - pris garde aux doutes exprimés avec tant de force par Parménide sur la valeur du témoignage des sens et sur la multiplicité des choses, le plus léger indice qu'il ait fait une tentative quelconque pour les combattre. Tout au contraire. Sa confiance absolue dans les indications fournies par les sens forme la base de son système ; et ce n'est pas la simple multiplicité des choses, mais une foule inépuisable d'entités radicalement différentes dès le principe qui en constitue le caractère distinctif. On est d'autant plus surpris, au moins au premier moment, de le voir prendre exactement la même position que Parménide relativement au double postulat que nous venons d'exposer si longuement. Pas de naissance ni de destruction, pas de changements de propriétés. «Les Grecs ont tort de parler de naissance et de destruction. Car aucune chose né naît et aucune ne périt, mais chacune se forme par mélange des objets existants, et se résout en eux par séparation. Ils auraient donc plus de raison de donner à la naissance le nom de mélange, et à la destruction celui de séparation ». Nous avons déjà appris comment le second et le plus récent de ces postulats (que nous avons déjà vu poindre chez Anaximène) a pu, sortir du premier , « de l'ancienne et commune doctrine des physiciens, qui n'a été combattue d'aucun côté », pour citer encore une fois les mots significatifs d'Aristote; quant à la question de savoir comment, en fait, la pensée d'Anaxagore l'en a fait sortir, nous n'en sommes plus réduits à des suppositions depuis qu'un court fragment le son oeuvre, longtemps négligé malgré l'importance de son contenu, a jeté une pleine lumière sur ce point. La nature des choses est telle que les sens nous la montrent ; les choses sont indevenues et indestructibles ; il en est de même de leurs qualités - telles sont les trois propositions d'où est sortie la théorie de la matière qui porte le nom d'Anaxagore ; cette théorie est aussi caractéristique de la rigueur implacable de sa pensée que des lacunes de son esprit ; elle dénote en lui l'absence de cette peur instinctive - peut-être plus précieuse encore pour le naturaliste - des méthodes trop inflexibles ; faute de cela, il s'est éloigné d'autant plus de la vérité qu'il les suivait avec plus de conséquence. Cette doctrine est, en effet, à peu près exactement le contraire de ce que la science nous a appris sur la matière et sur sa composition. Les combinaisons en réalité les plus compliquées - les combinaisons organiques, notamment - sont pour le Klazoménien les matières fondamentales ou éléments ; des matières infiniment moins compliquées - bien que non simples -- comme l'eau ou le mélange qui constitue l'air atmosphérique, représentent pour lui les combinaisons les plus disparates. Si jamais un puissant esprit s'est engagé dans une voie trompeuse et l'a suivie avec une inlassable persévérance, on peut dire que c'est Anaxagore dans sa théorie de la matière, puisque cette théorie est aux résultats de la chimie exactement ce qu'est le mauvais côté d'un tapis à son beau côté.
Voici comment il a raisonné. Considérons le pain. Il est fait de matières végétales, et contribue à nourrir notre corps. Mais le corps de l'homme ou de l'animal est formé d'éléments multiples : peau, chair, sang, veines, tendons, cartilages, os, poils, etc. Chacun de ces éléments se distingue des autres par sa couleur claire ou sombre, sa mollesse ou sa dureté, son élasticité ou son man-que de souplesse, etc. Comment se peut-il qu'une aussi abondante multiplicité d'objets sorte d'un pain constitué de parties uniformes ? Il n'est pas croyable qu'il se produise un changement de propriétés. Il ne reste donc qu'une alternative : admettre que les nombreuses formes de matière contenues dans le corps humain sont déjà renfermées comme telles et sans exception dans le pain que nous mangeons. Leur petitesse se dérobe à notre perception. Car nos sens ont un défaut, une « faiblesse », qui est de ne percevoir que dans d'étroites limites. Le processus de la nourriture associe les particules imperceptibles à cause de leur petitesse, et les rend visibles à notre oeil, sensibles à notre toucher, etc. Ce qui est vrai du pain est vrai aussi du blé avec lequel il a été préparé. Mais comment cette étonnante variété de particules de matière pourrait-elle se rencontrer dans le pain si elle n'existait pas déjà dans la terre, dans l'eau, dans l'air, dans le feu (du soleil), desquels le blé a tiré sa nourriture ? Et puisque tant d'êtres et des êtres si différents tirent leur substance des mêmes sources, on doit admettre en celles-ci la présence d'innombrables particules de natures différentes. La terre, l'eau, le feu, l'air, apparemment les plus simples de tous les corps, sont en réalité les plus composés. Ils sont pleins de « semences » ou de matières premières de toutes les espèces imaginables ; ce ne sont guère que des collections ou des entrepôts où s'approvisionnent animaux et végétaux. Toutes les qualités des diverses parties du corps humain appartiennent de toute éternité aux particules primitives, et se manifestent quand les circonstances sont favorables ; ainsi s'élabore le parfum de la rose, ainsi l'aiguillon de l'abeille acquiert son acuité, ainsi se réunissent les couleurs chatoyantes qui brillent comme des yeux sur la queue du paon. Autant d'impressions les sens nous transmettent, en tenant compte des plus légères, des plus insaisissables nuances ; autant de combinaisons se révèlent dans l'unité d'un objet matériel ; - autant il doit exister de particules primordiales ; l'énumération en serait donc impossible.
Qui ne voit que le contenu de cette doctrine contredit de la façon la plus évidente les faits constatés par la science moderne ? Mais, et qu'on le remarque bien, il règne, malgré tout, entre la méthode et les aspirations d'Anaxagore et celles de nos savants la plus surprenante concordance. Lui aussi se propose de faire comprendre jusque dans leur essence intime les phénomènes de l'Univers. Les processus chimiques sont ramenés par lui aux mouvements ; même les faits physiologiques sont dépouillés par lui de toute apparence de mysticisme et étudiés au point de vue mécanique. Car c'est aux combinaisons et aux séparations, c'est-à-dire aux changements de situation qu'il recourt pour expliquer les altérations, les transformations les plus mystérieuses. La théorie du philosophe de Klazomènes est une tentative, grossière sans doute et prématurée, pour montrer que tous les phénomènes matériels sont les conséquences de mouvements. Quant au détail de cette théorie, nous l'ignorons presque complètement. Comment, par exemple, Anaxagore rendait-il compte du changement d'aspect et de qualité des choses qui se produit lorsque change leur état d'agrégation ? Nous ne pouvons donner aucune réponse à cette question. Sur ce point, nous n'avons qu'une indication tout à fait énigmatique : la neige, prétendait Anaxagore, doit être sombre comme l'eau dont elle est formée, et, à quiconque le sait, elle n'apparaît plus du tout blanche. Nous saisissons la difficulté à laquelle s'est ici heurtée sa théorie de la matière : comment le rapprochement des particules de l'eau causé par le froid pourrait-il expliquer le changement de couleur qui se produit en même temps ? Il n'aurait servi de rien d'invoquer, en ce cas, la faiblesse de notre vue. Fermement convaincu que, en tout état de cause, les molécules de l'eau doivent garder une couleur foncée, le grand penseur s'est laissé prendre - nous serions tenté de le supposer - à une grossière erreur des sens. Pour l'examiner avec toute la netteté possible, il a sans doute contemplé le tapis blanc de l'hiver éclairé par le soleil jusqu'à ce que son oeil ébloui ait commencé à le voir noir, et, dans cette illusion d'optique, il a cru trouver la confirmation d'une opinion préconçue
02 . Souvenons-nous de l'interprétation à peine plus extravagante des faits naturels que nous avons rencontrée chez Anaximène (p. 64), et la grandeur de cette méprise ne nous paraîtra plus guère impossible. Quant à l'objection que ne pouvaient s'empêcher d'élever contre lui les représentants de l'ancienne théorie de la matière : comment des objets essentiellement différents pourraient-ils agir les uns sur les autres, souffrir les uns par les autres ? cette objection avait perdu une partie de sa valeur depuis qu'Héraclite avait émis l'hypothèse de particules et de mouvements invisibles. « En tout, répondait-il, il y a des parties de tout » ; dans ce monde, « les objets ne sont pas (absolument) séparés et comme coupés les uns des autres avec une hache ». (C'est là, soit dit en passant, la seule expression figurée que l'on trouve dans la longue série de ses fragments.) Mais chaque objet est dénommé d'après l'espèce de matière qui se rencontre en lui en plus grande quantité, et qui, par conséquent, prédomine. Enfin, il cherchait à supprimer tout doute sur la réalité de l'Invisible en général, en faisant remarquer quelle résistance l'air invisible emprisonné dans une outre gonflée oppose à nos tentatives de compression.


II
La cosmogonie d'Anaxagore se meut jusqu'a un certain point dans les voies frayées par Anaximandre, et que ses successeurs n'ont guère abandonnées 03 . Au commencement, pour lui aussi, règne une sorte de chaos. Mais, au lieu d'une matière primordiale unique, nous sommes en présence d'un nombre indéfini de matières primitives, également étendues au delà de toute limite : « Toutes choses étaient réunies » ; les particules primitives, infiniment petites, entassées pêle-mêle, formaient la confusion initiale. Il eût été impossible de les distinguer les unes des autres, en quoi elles rappelaient l'indétermination primitive de l'Être universel d'Anaximandre. Douées dès le principe de qualités matérielles particulières, les « semences » ou éléments - n'avaient pas besoin d'être différenciées dynamiquement, mais seulement d'être séparées mécaniquement. Anaxagore ne se croyait pas tenu d'imaginer le phénomène physique nécessaire à cet effet ou de le construire d'après des analogies connues ; il croyait le voir dans un mouvement qui se passe encore aujourd'hui, et que notre oeil peut observer tous les jours, toutes les heures : dans la révolution apparente du ciel. Non seulement cette révolution a opéré à l'origine la première séparation des particules matérielles ; elle continue à l'opérer encore dans d'autres parties de l'espace universel. Cette tentative de rattacher le passé le plus reculé au présent immédiat, et celui-ci à l'avenir le plus lointain, dénote la ferme conviction que les forces agissantes de l'Univers sont toujours les mêmes, que les phénomènes auxquels elles donnent naissance sont réguliers et constants ; et cette conviction, bien faite pour exciter en nous l'étonnement le plus vif, contraste de la manière la plus saisissante avec les conceptions mythiques des époques précédentes. Et si maintenant nous demandons comment cette révolution peut produire l'effet qu'on lui attribue, voici à peu près la réponse que nous recevons. Sur un point de l'Univers a commencé un mouvement rotatoire qui s'est propagé et ne cessera de se propager à des cercles toujours plus étendus. On peut, avec quelque probabilité, considérer le pôle septentrional du ciel comme point de départ de ce mouvement ; quant à sa transmission, elle ne peut guère s'opérer qu'en lignes circulaires, et elle est due au choc ou à la pression que chaque particule de matière exerce sur son entourage. Ainsi seulement, le premier choc, dont l'origine va bientôt nous occuper, pouvait produire naturellement les extraordinaires effets qu'Anaxagore lui attribue. L'inconcevable puissance, l'inconcevable rapidité de ce mouvement rotatoire avaient, selon la pensée évidente du Klazoménien, produit un tel ébranlement dans la masse sphérique de la matière, que la ferme cohésion en avait été relâchée, que la friction des particules avait été surmontée, et qu'ainsi il leur avait été possible de suivre la sollicitation de leur pesanteur spécifique. Alors seulement, pouvaient et devaient se former les masses de matière homogène auxquelles étaient réservées les diverses régions de l'Univers. « L' Épais, le fluide, le froid et le sombre se sont réunis à l'endroit où se trouve actuellement la terre (à savoir au centre de l'Univers) ; le subtil, le chaud et le sec se sont élancés bien haut dans l'éther ». On voit que la chaîne d'effets rattachée à ce phénomène initial, qui se produit dans un lieu limité de l'espace, s'étend à perte de vue. Mais ce phénomène lui-même nécessitait une explication. Il devait avoir, lui aussi, une cause. Ici les analogies physiques laissent notre philosophe dans l'embarras ; il recourt à ce que l'on peut appeler avec une demi-raison une intervention surnaturelle. Avec une demi-raison, disons-nous. Car si l'agent qu'il appelle à son secours n'est pas absolument matériel, il n'est pas non plus absolument immatériel ; si ce n'est pas la matière ordinaire, ce n'est pas non plus la divinité ; et surtout s'il est proclamé souverain et sans limites, il fait de sa puissance un si mince et même si exceptionnel usage qu'on peut bien lui attribuer en principe la domination sur la nature, mais non pas, assurément, la lui accorder en fait. Quoi qu'il en soit, la première chiquenaude est censée avoir été donnée par le Nous, mot que nous préférons ne pas traduire, parce que toute traduction, que ce soit par esprit ou par matière pensante introduit dans sa signification un élément étranger 04 . C'est, d'après la propre déclaration d'Anaxagore, « la plus subtile et la plus pure des choses» ; « seule, elle n'est mélangée d'aucune autre chose, car si elle était mélangée à une autre chose quelconque, elle aurait (d'après ce que nous avons dit plus haut de la séparation incomplète des matières) part à toutes les autres, et ce mélange l'empêcherait d'exercer sur n'importe quoi la même puissance » qu'elle exerce maintenant dans son état de pureté. Selon des déclarations ultérieures, le Nous possède toute science sur toute chose, sur le passé, le présent et l'avenir, et le suprême pouvoir lui appartient. Mais si, d'après tout cela, on est tenté de l'identifier à la divinité suprême, on se trouve arrêté par d'autres et non moins importantes déterminations. Anaxagore parle d'un « plus et d'un moins » du Nous ; il le représente comme « divisible », et comme « inhérent à bien des choses », par lesquelles il entend tous les êtres vivants.
Deux mobiles très différents ont contribué à l'élaboration de cette doctrine, et se sont en même temps tenus réciproquement en échec. Tout ce qui, dans l'Univers, trahit l'ordre et la beauté, tout ce qui, par une habile adaptation à d'autres facteurs, fait l'impression d'un moyen approprié à un but, donne, l'idée d'une action consciente, d'un déploiement de forces intentionnel. En fait, l'argument téléologique ou de la finalité est encore a l'heure qu'il est l'arme la plus redoutable de l'arsenal du théisme philosophique. Mais si d'autres penseurs, après Anaxagore, ont jugé que cette mission ne pouvait être dignement remplie que par une essence dépouillée de tout élément matériel, il croyait, lui, qu'il suffisait pour cela d'une sorte de fluide ou d'éther ; c'est ainsi qu'Anaximène avait considéré l'air et Héraclite le feu comme les supports d'une intelligence universelle qui, il est vrai, ne se proposait aucun but ; c'est ainsi que les neuf dixièmes des philosophes de l'antiquité ont vu dans l'« âme » individuelle non pas une substance immatérielle, mais une substance matérielle extrêmement subtile et mobile. Mais la théorie avec laquelle a fait son apparition le problème de la finalité, qui ne devait plus disparaître des préoccupations, renfermait un sérieux danger pour le progrès des sciences de la nature. Heureusement, le penseur ultra-conséquent d'habitude s'est montré, cette fois, inconséquent. Aristote, aussi bien que Platon, le blâme à ce propos ; tous deux se déclarent tout à fait ravis de l'introduction de ce nouvel agent, mais peu édifiés du rôle de bouche-trou ou d'expédient qui lui est attribué. Anaxagore, disent-ils, emploie le Nous comme le poète dramatique emploie le Deus ex machina qu'il fait descendre du ciel pour trancher violemment le nœud de l'intrigue lorsqu'il ne trouve aucun moyen plus doux de terminer la pièce. Mais, dans l'explication du détail, il préfère recourir «aux airs, aux courants éthérés et à d'autres choses singulières » ; bref, à n'importe quoi plutôt qu'à son fluide intelligent. Ainsi parlent Aristote et Platon
05 . Pourtant, s'il avait agi autrement, si, comme l'aurait voulu ce dernier, il avait poursuivi ses recherches en se plaçant complètement au point de vue du « meilleur », si, à propos de chaque phénomène particulier, au lieu de se demander comment et dans quelles conditions il se produit, il s'était demandé pourquoi et dans quel but, alors sa contribution au trésor de la science humaine eût été incomparablement plus modeste qu'elle ne l'a été en réalité. Mais il sut éviter ce sentier d'illusion ; il semble avoir compris que l'étroitesse de notre horizon intellectuel nous empêche de deviner jamais les intentions de l'Être qui gouverne le monde. Il n'a été qu'un demi-théologien, mais un naturaliste complet, quoique ses facultés, à cet égard, fussent très inégalement développées. Son siècle l'a même considéré comme le modèle du naturaliste, pour cette raison surtout, sans doute, que la théologie nouvelle, si l'on peut donner ce nom à la doctrine du Nous, l'a complètement dégagé des liens de l'ancienne mythologie.
Pour lui, les grands objets de la nature n'étaient plus des êtres divins, mais seulement des masses matérielles obéissant aux mêmes lois que les autres accumulations, grandes ou petites, de matière. Ses contemporains se plaignent sans cesse qu'il ait vu dans le soleil non plus le dieu Hélios, mais ni plus ni moins qu'une « masse ignée ». Sur un point seulement de sa théorie, toute mécanique et physique quant au reste, de la formation du ciel et de l'univers, il s'est vu forcé d'admettre une intervention ; encore cette intervention n'a-t-elle lieu qu'une fois. Mais cette première impulsion, par laquelle l'Univers, jusqu'alors au repos, entre en mouvement, rappelle de la manière la plus surprenante la première chiquenaude que, selon maint astronome moderne, la divinité a donnée aux astres. Que dis-je ? L'une des hypothèses ne rappelle pas simplement l'autre ; il est plus vrai de dire qu'elles sont à peu près identiques. Toutes deux sont destinées à combler la même lacune dans notre connaissance. Elles répondent exactement au même besoin, à savoir d'introduire dans la mécanique du ciel, à côté de la gravité, une seconde force d'origine inconnue. Que l'on ne se méprenne pas sur notre pensée. Nous n'entendons pas attribuer au penseur de Clazomènes une anticipation sur la doctrine newtonienne de la gravitation, ou la connaissance du parallélogramme des forces ; il ignorait à coup sûr que les courbes décrites par les astres résultent de la combinaison de deux forces, dont l'une est la gravitation, et l'autre la force tangentielle résultant de cette impulsion première. Mais une courte réflexion fera comprendre combien ses idées se rapprochent des principes de l'astronomie moderne. Dans la suite de sa cosmogonie, il enseignait que le soleil, la lune et les étoiles avaient été arrachés du point central de l'Univers - la terre - par la force de la révolution cosmique. Il admettait donc des projections tout à fait analogues à celle que suppose la théorie de Kant et de Laplace sur la formation du système solaire. Il en trouvait la cause dans ce que nous appelons force centrifuge, force qui, toutefois, ne pouvait déployer cet effet avant que cette révolution eût commencé et qu'elle eût acquis une force et une vitesse considérables. D'autre part, à propos de la chute, que nous avons déjà mentionnée, d'une météorite gigantesque, comparable à une meule de moulin, Anaxagore avait déclaré, comme si cette pierre était tombée du soleil, que toutes les masses sidérales s'abîmeraient sur la terre aussitôt que la force de révolution diminuerait et, ne les maintiendrait plus dans leurs orbites. Ainsi les considérations les plus diverses le ramenaient toujours au même point de départ, à ce que nous pouvons appeler le secret primordial de la mécanique. La gravitation (dont il se faisait d'ailleurs une idée incomplète, puisqu'elle impliquait l'absolue légèreté de certaines matières) ne lui paraissait suffisante pour expliquer ni la séparation des masses de matière, ni la naissance, la permanence, et les mouvements des astres et du ciel. Il en déduisait l'action d'une force opposée qui, directement ou indirectement, dégage une série d'effets indispensable à l'intelligence des phénomènes universels. Et parmi ses effets indirects, il rangeait en premier lieu l'occasion qu'elle fournit à la force centrifuge de se manifester. Quant à l'origine de cette force, elle lui paraît enveloppée d'une impénétrable obscurité. Il la réduit à un choc destiné à compléter l'effet de la gravitation, tout comme l'est le choc dans lequel les prédécesseurs de Laplace ont cru trouver le point de départ de la force tangentielle.


III
Anaxagore - et cela montre son esprit vraiment scientifique, - ne recule pas, il est vrai, devant les hypothèses les plus hardies quand les faits ne lui laissent pas d'autre choix ; mais grâce à la vigueur de sa pensée, il sait leur donner la forme qui satisfait au. plus grand nombre d'exigences. Ainsi se distinguent aussi les produits les plus parfaits de la législation. Un minimum d'hypothèses doit expliquer un maximum de faits. A quel degré il y a réussi en recourant à cette unique et presque surnaturelle intervention, c'est ce qu'a suffisamment montré le chapitre précédent. A la même tendance d'esprit se rattache la mémorable tentative qu'il a faite, et que nous devons à cause de cela mentionner ici, pour expliquer la supériorité intellectuelle de l'homme. Anaxagore la réduit à la possession d'un seul organe, la main ; et il comparait sans doute celle-ci au membre correspondant des animaux les plus rapprochés de nous par leur structure. Ceci nous rappelle le mot de Benjamin Franklin sur « l'être qui crée des outils ». Il est possible que cette déduction, dont nous ne connaissons pas les détails, substituât la partie au tout ; mais elle nous fait voir en lui, profondément enracinée, la crainte d'entasser les différences spécifiques et les faits primordiaux inexplicables, et cette crainte, plus que tout autre trait, distingue de sa contrefaçon la physionomie du vrai penseur.
Le reste de l'astronomie d'Anaxagore
06 n'est guère que la reproduction des théories de ses devanciers milésiens. On serait presque tenté d'attribuer au grand homme un peu de la suffisance qu'Hérodote a si amèrement reprochée aux Ioniens des douze Cités, tellement il se montre peu accessible aux influences intellectuelles qui ne proviennent pas de sa patrie. La sphéricité de la terre, proclamée par Parménide, lui était inconnue ou lui paraissait inadmissible. D'accord avec Anaximène, il regarde la terre comme un disque plat immobile dans l'espace. Mais ici nous nous trouvons en présence d'une difficulté insoluble pour le moment, et qui a même à peine été aperçue 07 . A ce qu'Aristote nous assure, il se représentait la terre sous forme d'un couvercle qui forme le centre du Kosmos et qui repose sur l'espèce de coussin formé par l'air emprisonné sous lui ; d'autre part, si l'on en croit des témoignages également dignes de foi, il enseignait que les astres se meuvent au-dessous de la terre. Comment concilier ces deux théories ? Dans les temps primitifs, sans doute, selon lui, les astres se mouvaient latéralement à la terre, et par conséquent ne descendaient jamais au-dessous d'elle. L'inclinaison de l'axe terrestre, qui semble avoir contredit le besoin de régularité si vivement ressenti par notre philosophe, et dont il n'indique pas la cause, ne date, à son avis, que d'un, temps relativement récent, postérieur en tout cas au commencement de la vie organique. Anaxagore estimait évidemment que l'extraordinaire phénomène de l'apparition des animaux et des végétaux supposait des conditions tout autres que les conditions actuelles, et se conciliait peut-être mieux avec le règne d'un perpétuel printemps qu'avec les changements de saisons. L'idée qu'il se fait de la grandeur des corps célestes est très enfantine. Le contour du soleil, disait-il, était plus grand que celui du Péloponnèse. Son explication du solstice n'est pas plus heureuse : si l'astre lumineux revient en arrière, c'est que la densité de l'air l'oblige à rétrograder. A cause de sa chaleur moindre, la lune doit être moins capable de résister à l'air épaissi, et par conséquent obligée de se retourner plus fréquemment. Malgré cela, Anaxagore, si les témoignages des anciens ne nous trompent pas, a une importante découverte astronomique à son actif. C'est lui qui, le premier, formula la théorie exacte des phases de la lune et des éclipses ; toutefois, il gâta son explication de ces dernières en supposant qu'elles pouvaient être causées non seulement par l'ombre de la terre et de son satellite, mais encore, comme le pensait Anaximène, par l'interposition d'astres dépourvus de lumière. Ce qui caractérise au plus haut degré les faiblesses aussi bien que les mérites de son esprit scientifique, c'est la tentative qu'il fit pour rendre compte de l'accumulation d'étoiles qui forme la voie lactée 08 . Il n'y voyait qu'une apparence, et cette apparence était due, à l'en croire, au fait que, dans cette région du ciel, la lumière des étoiles ressort plus vivement à cause de l'ombre projetée par la terre. Il est évidemment arrivé à cette théorie par le raisonnement suivant : La lumière du jour nous empêche d'apercevoir les astres qui se trouvent dans le ciel ; seule, l'obscurité de la nuit les rend visibles ; un accroissement d'obscurité est donc parallèle à un accroissement de visibilité, et là où notre oeil voit la plus grande quantité d'étoiles, il n'est pas nécessaire, en vérité, qu'il y en ait un plus grand nombre ; il suffit que, dans cette partie du ciel, il règne une obscurité plus grande. Et, pour expliquer ce maximum d'obscurité, il ne s'offrait à lui aucune hypothèse à part celle que nous avons indiquée. Sans doute, cette théorie contredit les faits les plus faciles à observer, et nous montre encore une fois combien Anaxagore était exclusivement déductif, combien peu il se préoccupait de vérifier ses hypothèses. La voie lactée n'est-elle pas inclinée sur l'écliptique, alors que, si cette explication était vraie, elle devrait coïncider avec elle? Et pourquoi la lune ne s'éclipse-t-elle pas toutes les fois quelle traverse la voie lactée ? Mais cela ne doit pas nous empêcher de reconnaître que cette déduction était des plus ingénieuses, et que la question à laquelle il voulait répondre était plus que l'amusement d'un esprit oisif.
Vraisemblablement, Anaxagore, comme le fait supposer sa doctrine du Nous, et comme nous avons eu déjà l'occasion de le remarquer, était très exigeant en fait de symétrie cosmique. Mais l'astronomie actuelle ne se contente pas simplement non plus, pour expliquer ce fait surprenant, d'admettre une irrégularité dans la distribution originelle de la matière. Elle cherche plutôt - comme autrefois le Klazoménien - sous cette extraordinaire irrégularité une simple illusion d'optique ; si ces astres nous paraissent si rapprochés, nous dit-elle, c'est que le système de la Voie lactée, auquel nous appartenons, présente une forme lenticulaire.
Dans le domaine de la météorologie, nous devons mentionne son explication des vents par des différences de température et de densité de l'air ; dans celui de la géographie, il rendit compte des crues du Nil en les rapportant à la fonte des neiges dans les montagnes de l'Afrique centrale. Cette supposition, au moins partiellement exacte, provoqua les moqueries de toute l'antiquité. En ce qui touche les commencements de la vie organique, Anaxagore suit les traces d'Anaximandre ; sa seule originalité consiste à faire précipiter sur la terre avec la pluie les premiers germes des plantes qui se trouvaient dans l'air avec les « semences » de toute nature. Cette doctrine, selon toute apparence, est en rapport avec la haute signification que notre sage attribuait a l'air pour toute la vie organique. N'a-t-il pas, par exemple, attribué aux plantes - sans se fonder sans doute sur des observations précises, - une sorte de respiration ? C'est lui aussi qui a découvert que les poissons respirent par des branchies. Pour lui, d'ailleurs, il n'y a pas d'abîme béant et infranchissable entre le règne végétal et le règne animal. Les plantes doivent, pour le moins, dit-il, éprouver des sensations agréables et des sensations désagréables, les premières durant leur croissance, les secondes au moment où elles perdent leurs feuilles. De même, pour lui, les divers degrés du monde animal n'étaient pas « séparés comme à coups de hache », et cependant sa théorie de la matière devait lui interdire tout pressentiment de l'évolution des espèces. Sa préoccupation - que nous avons déjà louée, mais qu'on ne saurait assez louer, - de ne pas entasser sans nécessité les différences spécifiques, l'a préservé de plusieurs des erreurs dans lesquelles sont tombés ses successeurs. Il ne reconnaissait dans les dons intellectuels que des différences de degré, puisqu'il faisait participer au Nous, en une mesure plus ou moins grande, tous les animaux sans exception, les plus gros comme les plus petits, les plus élevés comme les plus infimes dans l'échelle des êtres.


IV
Nous ne croyons pas devoir nous arrêter longtemps à la théorie des sens d'Anaxagore. Ce qui la caractérise surtout, c'est qu'elle ne reconnaît le principe de la relativité que là où les faits ne permettent aucun doute, par exemple en ce qui concerne le sentiment de la température. Le philosophe sait bien que la même eau paraît plus ou moins chaude suivant que l'on a plus ou moins froid à la main. A part cela, il considère les sens comme des témoins dont les informations sont limitées, mais dont la véracité ne laisse rien à désirer. Leur témoignage nous permet, il en est persuadé, de nous faire une image absolument fidèle du monde extérieur. Nous avons fait suffisamment connaître à nos lecteurs la théorie de la matière qu'il en a déduite. Cependant il ne sera pas mauvais de se la remettre ici en mémoire avec les considérations sur lesquelles elle est fondée. De ces deux prémisses : « il ne se produit pas de changements de propriétés », -« les objets possèdent réellement les propriétés que les sens nous révèlent », découlait inévitablement cette conclusion : « toute différence des propriétés sensibles est fondamentale, primordiale et immuable ; il n'y a donc pas une ou plusieurs matières primitives, mais il y en a une foule innombrable ». Ou, pour parler plus exactement, il ne subsiste de distinction qu'entre les agglomérations de particules homogènes (auxquelles Anaxagore donne le nom d'homoioméries 09 ) et les agglomérations de particules hétérogènes : la distinction entre les formes matérielles primitives et les formes matérielles dérivées tombe. Ainsi, Anaxagore était retourné à la naïve conception que se fait de la nature l'homme primitif; il avait reculé bien au delà de la théorie de la matière de ses prédécesseurs, et même au delà des premiers essais de simplification du monde matériel que l'on rencontre déjà dans Homère, dans l'Avesta ou même dans le livre de la Genèse. Mais les arguments sur lesquels repose cette théorie, et qui imposent à la pensée humaine avec une force irrésistible la croyance à l'intime affinité des innombrables éléments de la matière, n'en avaient point été ébranlés. Des postulats d'une importance égale, mais opposés et inconciliables, se trouvaient, semblait-il, en présence les uns des autres ; on aurait pu croire que le problème de la matière aboutissait à une impasse. Seule, la considération suivante pouvait le tirer de cette fâcheuse situation. Les prémisses de la théorie de la matière avaient été définitivement réfutées par les conséquences qu'on en avait tirées, conséquences radicalement fausses, comme nous le savons aujourd'hui, et difficiles à croire, comme pouvaient déjà s'en rendre compte les contemporains d'Anaxagore. Mais il n'en résultait pas que ces prémisses fussent nécessairement inexactes ; il se pouvait qu'elles fussent seulement incomplètes. Il n'était pas indispensable de les rejeter; il suffisait de les compléter. La pierre d'achoppement était écartée ; ce que nous avons appelé le second postulat de la matière, à savoir la croyance à la constance qualitative de celle-ci, pouvait être maintenu, si l'on considérait comme vraiment objectives non pas l'ensemble des qualités perceptibles par les sens, mais seulement une partie d'entre elles. La nouvelle théorie de la connaissance vint au secours de l'ancienne théorie de la matière. La distinction entre les propriétés objectives ou primaires et les propriétés subjectives ou secondaires des choses, tel fut le grand exploit intellectuel qui devait opérer et qui opéra en effet la réconciliation entre des prétentions jusqu'alors inconciliables. Par là, une nouvelle cime, incomparablement plus haute, quoique sûrement pas la cime suprême, était escaladée. Cet exploit, c'est Leucippe qui l'a accompli. Ainsi il a rendu des ailes à la spéculation philosophique, qui semblait condamnée à l'immobilité, ainsi il s'est acquis un titre impérissable. Le mérite, à peine moins grand, d'Anaxagore, son plus grand mérite, à' notre avis, est d'avoir, par la rigueur implacable de déductions qui ne reculaient pas devant les conséquences les plus absurdes, rendu visible même aux yeux les moins exercés, la nécessité de compléter la théorie de la matière.
Anaxagore a joui dans l'antiquité d'une haute estime, et cette estime, il l'a due, comme cela arrive si souvent, à peu près autant aux lacunes qu'à la grandeur de son génie. Le caractère démodé de son dogmatisme, la raideur et l'intransigeance de sa méthode et sans doute aussi de sa personnalité, l'assurance d'oracle avec laquelle il proclamait des théories dont plusieurs contredisaient étrangement le sens commun, tout cela exerçait, a n'en pas douter, et sur des cercles étendus, une véritable fascination. Ces caractères formaient le contraste le plus violent qu'il soit possible d'imaginer avec la flottante incertitude, avec la souplesse intellectuelle exagérée d'une époque où la pensée était aussi imprégnée de germes de scepticisme que le sont l'air ou l'eau de « semences », d'après les enseignements de notre philosophe. Mais il était impossible qu'on ne ressentît pas aussi une autre impression. Quand le vénérable philosophe énonçait sur tous les secrets de l'Univers des jugements aussi précis que s'il avait assisté lui-même comme témoin oculaire à la naissance du Kosmos; quand il exposait du ton de l'infaillibilité les opinions les plus paradoxales, telles que, par exemple, ses vues sur la matière ; et surtout quand, avec la confiance d'un homme qui a reçu une révélation, il parlait d'autres mondes où tout se passe exactement comme sur la terre, où il y a des hommes comme nous, qui se construisent des demeures, cultivent leurs champs et portent leurs produits au marché ; quand il faisait tout cela en ayant soin de terminer toujours par ce refrain : « tout à fait comme chez nous ; » - alors plus d'une bouche devait esquisser un sourire, et nous croyons sans peine que Xénophon n'exprimait pas seulement son opinion personnelle, mais. une opinion très répandue autour de lui, quand il disait que « le grand philosophe n'avait pas tout à fait sa tête a lui
10  ». Une seule chose le rattachait au scepticisme de l'époque d'effervescence intellectuelle à laquelle il appartenait : son attitude parfaitement dédaigneuse à l'endroit des croyances populaires. A part cela, doué d'une foi dans la perception sensible qui rappelle, par sa robustesse, l'ingénuité des moins philosophes de nos naturalistes ; n'ayant pas le moindre atome d'intelligence dialectique, et par conséquent passant sans les remarquer, ou en les méprisant, à côté des doutes et des arguments subtils de Zénon ; -- poursuivant le solitaire sentier de ses pensées avec l'inconsciente témérité d'un somnambule, sans prévoir les objections, sans être égaré par les doutes ou arrêté par les difficultés ; - proclamant sèchement, sans poésie et sans humour, des théories aussi absolues qu'aventureuses, il ne devait pas toujours faire la meilleure figure au milieu des esprits si souples, si ouverts, si peu exclusifs de son temps. Beaucoup s'en laissaient imposer par son calme aristocratique, par sa confiante dignité ; d'autres le haïssaient parce qu'il s'immisçait trop, à leur gré, dans les secrets des dieux ; à d'autres enfin, qui n'étaient sans doute pas les moins nombreux, il devait paraître à tout le moins un tantinet naïf, pour ne pas dire toqué. Nous-mêmes, nous voyons en lui un esprit d'une grande puissance déductive, étonnamment inventif, doué d'un sens très développé de la causalité ; mais ces avantages nous paraissent plus que balancés par son manque surprenant de saine intuition et par son indifférence regrettable à vérifier par les faits ses ingénieuses hypothèses.

Notes
01. Cf. surtout : Anaxagore Clazomenii fragmenta, coll. Ed. Schaubach, Leipzig 1827, ou bien W. Schorn, Anaxagorae Claz. et Diogenis Appolloniatae fragmenta, Bonn 1829. La source presque exclusive des fragments est le commentaire de Simplicius à la Physique d'Aristote. Une petite phrase oubliée par les collectionneurs de fragments se trouve dans Simplic. in Arist. de Caelo, 608, 26, Heiberg; un mot plein de sens, également omis dans les collections, se trouve dans Plut. Moral., 98 sq. (de Fortuna, c. 3). Sur les détails de sa biographie, voir Diog. Laërce, II ch. 3. Apollodore place sa naissance dans la 70e Olympiade (500-497), et sa mort dans la Ire année de la 88e 428 . Diog. Laërce donne comme un on-dit (legetai) le fait qu'il naquit en 500 et qu'il atteignit par conséquent l'âge de 72 ans. Sur les relations d'Anaxagore avec Périclès, cf. Platon, Phèdre, 270 a, et la biographie de Périclès par Plutarque, en particulier le ch. 32. La résignation avec laquelle il supporta la perte de son fils unique a été admirée de toute l'antiquité. Sur l'époque de la publication de son livre, cf. Diels, Seneca und Lucan (Berl. Akademie-Abhandlungen, 1885, p. 8, note). Dans Diog. Laërce, II 11, il faut certainement lire ¤pÜ rxontow Lus [istr‹tou] = 467. Que ce fût le premier livre illustré de figures (indépendamment, je pense, des traités de géométrie destinés à un public spécial et peu nombreux?) c'est ce que Kothe a conclu récemment et avec raison de Clément d'Alex. Strom., I 364, Pott. et de Diog. Laërce, loc. cit. (Fleckeisens Jahrb., 1886, p. 769 sq.).
02. Cette explication - si hasardée à première vue - de la déclaration d'Anaxagore est fondée sur la contradiction choquante qu'il y aurait sans cela entre la base de toute sa théorie de la matière - foi inébranlable dans la vérité qualitative des perceptions sensibles - et l'affirmation que nous sommes en ce cas particulier trompés par la vue. D'ailleurs mon explication s'accorde de la manière la plus exacte avec les termes dont se sert Cicéron (Acad. quaest. IV 31), et dont les interprètes antérieurs n'ont pas trouvé le sens vrai : « sed sibi quia sciret aquam nigram esse, unde illa concreta esset, albam ipsam esse ne videri quidem ».
03. Sur la cosmogonie d'Anaxagore, cf. l'instructive discussion de W. Dilthey (Einleitung in die Geisteswissenschaft I 200 sp.). Je ne puis cependant, pas plus que Zeller (Ph. d. G. I 5e éd. 1002 n.), me ranger à l'opinion que l'Univers, selon Anaxagore, ait la forme d'un cône. On peut sans doute attribuer avec probabilité an Klazoménien l'idée que la sphère céleste, produite par rotation (perixÅrhsiw), gagne en circonférence dans la mesure où des masses de matières toujours plus grandes entrent en mouvement. Il n'est peut-être pas sans utilité de rappeler qu'Anaxagore ne semble en tout cas rien savoir d'une sphère céleste matérielle ou d'un ciel matériel des étoiles fixes. Même là où l'on serait le plus en droit d'en attendre la mention (ainsi frg. 8 Schaub), il n'y a pas la moindre allusion à une représentation de cette nature.
04. Les tentatives sans cesse renouvelées pour prouver la nature purement spirituelle du Nous d'Anaxagore se condamnent elles-mêmes, soit par les contradictions dans lesquelles elles se trouvent avec les déclarations non équivoques du Klazoménien lui-même, soit par les artifices subtils auxquels leurs auteurs se voient forcés de recourir. Ainsi les mots d'Anaxagore, leptñtaton p‹vrvn xrhm‹tvn sont interprétés « la plus perspicace de toutes choses » au lieu de « la plus fine » ; ainsi encore dans le Œploèn (simple) d'Aristote on voit autre chose que la reproduction du prédicat Žmig¡w (sans mélange). La méthode employée ici consiste essentiellement à combattre par des indications aristotéliciennes, plus ou moins arbitrairement expliquées, le texte clair et précis des déclarations d 'Anaxagore. On trouvera de bons arguments contre l'absolue immatérialité du Nous dans Natorp, Philos. Monatshefte XXVII 477. L'expression « matière pensante » (Denkstoff) est de Windelband (Iw. Müllers Handbuch d. klass. Altertums V 1, 165).
05. Ces plaintes se trouvent dans le Phédon de Platon, 97 c sq. et chez Arist. Métaph. I 3 985 b. 17.
06. Sur les doctrines astronomiques et météorologiques d'Anaxagore, cf. Doxogr. Gr. 137 sq.
07. Cette difficulté (Aristote, de Caelo II 13) a, je le vois maintenant, été étudiée, mais sans avoir été, selon moi, résolue par Brieger, Die Urbewegung der Atome, u. s. w. (Gymnasial-Progr., Halle 1884, p. 21). II résulte des témoignages réunis par Schaubach, pp. 174 sq., qu'Anaxagore attribuait à la terre la forme d'un disque plat. Simplicius seul indique par le mot tumpanoeid®w (ap. Arist. de Caelo II 13 p. 520, 28 sq. Heiberg) qu'il lui attribuait la forme d'un cylindre ou d'un tambourin. Mais Simpl. affaiblit son témoignage en disant la même chose d'Anaximène, qui, nous le savons avec une pleine certitude, était d'accord, relativement à la forme de la terre, non pas avec Anaximandre, mais avec Thalès. Il est donc erroné de dire, comme Zeller, Ueberweg et d'autres, qu'Anaxagore faisait de la terre un « cylindre plat ».
08. Au sujet de l'explication que donnait Anaxagore de l'entassement d'étoiles dans la voie lactée, cf. Tannery, Pour l'histoire, etc., 279. Au sujet du problème lui-même, cf. entre autres Wundt, Essays 79 sq.
09. Depuis Schleiermacher, on a contesté à Anaxagore l'expression de homoioméries pour en faire une invention d'Aristote. On trouvera réunis dans Schaubach, p. 89, les témoignages inéquivoques de l'antiquité contre cette opinion. Ce qui montre, clair comme le jour, que cette supposition est insoutenable, c'est qu'Epicure, et après lui Lucrèce, qui n'avait pas le moindre motif d'employer les expressions techniques d'Aristote, ont fait usage de ce terme. (Cf. à ce sujet le commentaire de Munro sur Lucrèce 1834 et notre étude dans la Zeitschrift f. d. öst. Gymn. XVIII 212.)
10. Le jugement dédaigneux de Xénophon se trouve dans les Mémor. IV 7.

La philosophie des Grecs considérée dans son développement historique Edouard Zeller (1882)
§ 1. ORIGINES DE LA SOPHISTIQUE.
 
LA PHILOSOPHIE ET  VIE PRATIQUE AVANT LES  SOPHISTES
— Jusqu'au milieu du cinquième siècle, la philosophie était restée confinée dans des cercles étroits, que le goût de la science formait dans certaines villes autour des auteurs et des représentants des théories physiques. Les recherches scientifiques n'avaient pas encore pénétré dans la vie pratique, le besoin d'un enseignement théorique n'était ressenti que par un très petit nombre d'hommes, et aucune tentative importante n'avait encore eu lieu pour faire de la science un bien commun et donner à l'activité morale et politique des principes scientifiques. Le pythagorisme lui-même ne peut être considéré comme une tentative dans ce sens. Car, d'un côté, cette doctrine n'avait d'influence que sur l'éducation des membres de la société pythagoricienne, et, de l'autre, les théories scientifiques qui en faisaient partie n'avaient pas de rapport direct avec la vie pratique : la morale pythagoricienne appartient à la religion populaire, la science pythagoricienne est une physique. Le principe d'après lequel la capacité pratique repose sur l'instruction scientifique était inconnu des temps anciens.
Cependant, dans le cours du cinquième siècle, différentes causes se réunirent pour changer cet état de choses. Le puissant élan que la Grèce avait pris depuis les guerres médiques et la victoire de Gélon sur les Carthaginois devait exercer une action profonde sur le mouvement scientifique de la nation. Ces succès extraordinaires avaient été remportés grâce à un enthousiasme sublime, grâce à un dévouement singulier de tous les citoyens : ils devaient avoir pour conséquence naturelle un noble orgueil, une activité juvénile, un amour passionné pour la liberté, la gloire et la puissance. Le peuple, en s'étendant de tous côtés, se trouva trop à l'étroit dans ses anciennes coutumes ; nulle part, sauf à Sparte, les anciennes constitutions ne purent résister à l'esprit nouveau; et, même dans celle ville, les anciennes mœurs durent céder. Les hommes qui avaient risqué leur vie pour l'indépendance de leur pays voulurent avoir leur part dans la direction de ses affaires ; et dans la plupart des villes animées d'un vif mouvement intellectuel il s'établit une démocratie qui, avec le temps, n'eut pas de peine à renverser le peu de barrières légales qui subsistaient encore. Athènes surtout, qui par ses actions d'éclat s'était placée à la tête des villes grecques, et qui depuis Périclès réunit dans son sein tous les hommes célèbres par leurs calculs et par leur ardeur scientifique, entra brillamment dans celle voie. Il en résulta des progrès singulièrement rapides dans tous les domaines, une vive émulation, un développement libre et heureux de toutes les facultés, développement que la haute intelligence d'un Périclès dirigea vers les fins les plus élevées. C'est ainsi que cette ville réussit à atteindre, dans l'espace d'une génération, un degré de bien-être, de puissance, de gloire et de développement intellectuel sans autre exemple dans l'histoire. Or, avec la culture, les exigences des particuliers durent nécessairement grandir ; les moyens traditionnels d'éducation ne furent plus à la hauteur de la situation nouvelle. Jusqu'alors l'enseignement comprenait, outre quelques connaissances élémentaires, la musique et la gymnastique; tout le reste était abandonné à la pratique journalière et à l'influence personnelle des parents et des concitoyens. Même la science politique et l'art oratoire indispensable à l'homme politique étaient acquis de cette manière. Certes cet état de choses avait donné les plus brillants résultats. Les plus grands héros et les plus grands hommes d'État étaient sortis de celle école pratique ; les œuvres des poètes, d'un Épicharme et d'un Pindare, d'un Simonide et d'un Bacchylide, d'un Eschyle et d'un Sophocle renfermaient, sous la l'orme la plus parfaite, une foule de règles de sagesse et d'observations sur les hommes, de principes moraux très purs et d'idées religieuses très profondes, dont tout le monde profita. Mais justement parce qu'on était arrivé si loin, on trouva nécessaire d'aller plus loin encore. Si la culture intellectuelle et la perfection du goût étaient universellement répandues au degré le plus élevé qui pût être atteint par la voie suivie jusqu'alors, l'homme qui voulait se distinguer était obligé d'inventer du nouveau. Si, grâce à l'activité politique et à la multiplicité des relations, tous les citoyens étaient habitués à comprendre vivement, à juger promptement et à agir résolument, il fallait une supériorité marquée pour dominer les autres. Si tous avaient l'ouïe exercée pour saisir la beauté du langage et les finesses de l'expression,  il fallait dans les discours plus d'art que par le temps passé ; et celte éloquence savante acquérait d'autant plus de prix que tout dépendait, dans ces toutes-puissantes assemblées populaires du charme du moment et de l'impression immédiate produite par le discours. C'est pour celle raison que l'école d'éloquence de Corax s'éleva en Sicile en dehors même de la sophistique et presque à la même époque. Mais les circonstances nouvelles n'exigeaient pas seulement une direction méthodique pour acquérir le talent de la parole : elles réclamaient, d'une manière générale, un enseignement scientifique sur toutes les questions importantes pour la vie pratique et surtout pour la vie politique. Si un Périclès ne dédaignait pas de rechercher la société d'Anaxagore et de Protagoras pour développer sa haute intelligence déjà si cultivée, des hommes plus jeunes devaient se promettre plus de profit encore de cette culture scientifique, à mesure qu'il devenait plus facile à des esprits déliés de découvrir, après quelques exercices dialectiques, les côtés faibles et les contradictions des opinions communes sur les questions morales, et de se flatter ainsi, même en face des praticiens les plus solides, d'une supériorité imaginaire.
 
RUPTURE: AVEC LA PHILOSOPHIE ANTÉRIEURE.
 — La philosophie, qui jusqu'ici était une étude purement physique, ne pouvait satisfaire ce besoin ; mais elle-même était arrivée à un point où elle devait nécessairement changer de forme.
Elle était partie de la contemplation du monde extérieur, mais déjà Héraclite et Parménide avaient montré que les sens ne nous font pas connaître la véritable essence des choses, et tous les philosophes postérieurs s'étaient rangés à leur avis. Sans doute cela ne les empêchait pas de regarder l'étude de la nature comme leur véritable objet : ils espéraient pouvoir approfondir par l'entendement ce qui est caché aux sens. Mais avaient-ils le droit de nourrir une pareille ambition, alors qu'on n'avait pas encore recherché avec précision les caractères particuliers qui distinguaient la pensée rationnelle et son objet, de la sensation et du phénomène. Si la pensée se règle, comme la perception, sur la nature des corps et de l'impression extérieure on ne voit pas pourquoi elle mériterait plus de confiance que la perception ; et tout ce que les philosophes antérieurs ont dit, à tel ou tel point de vue, contre les sens, peut se dire contre la faculté de connaître en général. S'il n'y a pas d'autre être que l'être corporel, les doutes des Éléates et les principes d'Héraclite s'appliquent nécessairement à toute réalité. Les Eléates avaient contesté la réalité du multiple en s'appuyant sur les contradictions qui résulteraient de sa divisibilité et de son étendue dans l'espace : mais la réalité de l'un pouvait être contestée par des raisons identiques. Héraclite avait dit que rien n'est stable, si ce n'est la raison et la loi de l'univers : mais on était également fondé à soutenir que la loi du monde devait être aussi variable que le feu, sur lequel elle repose, et que notre science est aussi variable que les choses auxquelles elle se rapporte et que l'Ame dans laquelle elle réside.
En un mot l'ancienne physique portait, dans son matérialisme, le germe de sa propre destruction. S'il n'y a pas d'autre être que l'être corporel, toutes choses peuvent être considérées comme étendues dans l'espace et divisibles, et toutes les représentations naissent de l'action des impressions extérieures sur le corps, c'est-à-dire de la sensation, et si l'on renonce à la réalité de l'être divisé et à la vérité du phénomène sensible, il n'y a plus, à ce point de vue, ni vérité ni réalité ; tout se réduit à une apparence sensible ; et, cessant de croire à la possibilité de connaître les choses, on cesse du même coup de chercher à les connaître.
Mais ce n'est pas seulement d'une façon indirecte que la physique prépara un changement dans la direction de la pensée, elle-même alla au-devant de ce changement. Nous avons vu les physiciens récents, comparés à leurs devanciers, consacrer une attention particulière à l'étude de l'homme ; nous avons vu Démocrite, contemporain de la sophistique, fortement occupé de questions éthiques. N'attachât-on aucune importance à ces faits, on ne pourrait du moins s'empêcher de considérer la doctrine d'Anaxagore sur l'intelligence comme une introduction directe à la sophistique, ou, plus exactement, comme le signe manifeste du changement qui s'opérait alors chez les Grecs dans la conception de l'univers. Sans doute le nous d'Anaxagore n'est pas identique à l'intelligence humaine ; et si Anaxagore a dit que le nous; domine toutes choses, il n'a pas voulu signifier par là que l'homme est, par sa pensée, maître de tout. Néanmoins c'est dans sa propre conscience, et dans elle seule, qu'il avait puisé le concept de l'intelligence ; et s'il considérait surtout celte dernière comme une force de la nature, du moins, dans son essence, elle ne différait pas de l'intelligence humaine. Lors donc que d'autres ont rapporté ce qu'Anaxagore disait de l'intelligence en général à l'intelligence humaine, la seule qui soit accessible à notre expérience, ils n'ont fait qu'avancer d'un pas dans la voie qu'il avait ouverte ; ils ont ramené le NOUS d'Anaxagore à son fondement réel, et ils ont écarté une hypothèse qui devait leur paraître insoutenable. Ils convenaient que le monde est l'œuvre de l'être pensant ; mais comme ils finirent par le considérer comme un phénomène subjectif, la conscience créatrice se confondit pour eux avec la conscience humaine, l'homme devint la mesure de toutes choses.
 
RÉVOLUTION INTELLECTUELLE ET MORALE.
- La Sophistique, à vrai dire, ne procède pas directement de cette réflexion : du moins l'apparition de Protagoras n'est guère postérieure au développement de la doctrine d'Anaxagore ; et on ne peut citer aucun sophiste qui s'y rattache directement. Mais celte doctrine montre d'une façon générale qu'il s'est opéré un changement dans la conception du monde extérieur. Tandis qu'auparavant l'homme s'oubliait lui-même au milieu de l'admiration que lui inspirait la grandeur de la nature, il découvre maintenant en soi une force distincte de toute matière corporelle, force qui ordonne et domine le monde des corps. L'intelligence lui apparaît comme quelque chose de supérieur à la nature : il se détourne de l'étude de la nature pour s'occuper de lui-même.
On ne pouvait espérer que ce changement s'opérât immédiatement d'une façon correcte. Les progrès et l'éclat du siècle de Périclès furent accompagnés d'un abandon toujours croissant des anciennes mœurs. L'égoïsme manifeste des grands Etats, leurs violences à l'égard des petits, leurs succès mêmes ébranlèrent la morale publique. Les luttes incessantes à l'intérieur laissaient la carrière libre à la haine et à la vengeance, à l'avidité et à l'ambition. On s'habitua à violer, d'abord le droit public, ensuite le droit privé ; et la malédiction attachée à toute politique conquérante se manifesta précisément dans les villes les plus puissantes, telles qu'Athènes, Sparte, Syracuse. La déloyauté avec laquelle l'État violait les droits d'autrui détruisit chez ses propres citoyens le respect du droit et de la loi ; et, après avoir, pendant quelque temps, mis leur gloire à se dévouer au triomphe de l’égoïsme public, les particuliers commencèrent à appliquer le même principe d'égoïsme dans un sens contraire, et à sacrifier le bien de l'État à leur intérêt propre. Puis, quand la démocratie eut renversé toutes les barrières légales dans la plupart des républiques, on conçut les idées les plus extravagantes sur la souveraineté du peuple et l'égalité civile. Il se développa une licence qui ne connaissait plus aucun frein ; et le changement fréquent des lois sembla justifier cette opinion, que leur existence n'était pas fondée sur la nécessité, mais uniquement sur le caprice et l'intérêt des puissants du jour.
Enfin les progrès mêmes du développement intellectuel durent nécessairement contribuer à renverser les barrières que les mœurs et les croyances religieuses avaient opposées à l'égoïsme. La foi absolue dans la supériorité des institutions de la patrie, la croyance naïve, si naturelle aux intelligences bornées, que tout doit nécessairement être tel qu'il existe au foyer natal, tout cela ne pouvait manquer de s'évanouir quand le monde et l'histoire seraient mieux connus, quand l'homme serait mieux observé. Celui qui s'était habitué à demander la raison d'être de toutes choses devait nécessairement perdre le respect de la tradition, celui qui se sentait supérieur en intelligence à la masse du peuple ne pouvait être disposée à voir dans les décrets d'une foule ignorante une loi inviolable. L'ancienne croyance aux dieux ne pouvait non plus résister aux lumières naissantes, car les dieux et les cultes ne sont pas les mêmes chez les différents peuples. Les anciens mythes étaient, sous beaucoup de rapports, incompatibles avec l'élévation nouvelle des idées morales et les progrès de l'intelligence.
L'art même devait contribuer à ébranler la foi. Par leur haute perfection elle-même, les arts plastiques donnaient à entendre que les dieux n'étaient autre chose que l'œuvre de l'intelligence humaine ; car ils prouvaient, par des faits, que celte intelligence est capable de produire les types divins et de les dominer à son gré.
Mais ce qui surtout devait battre en brèche les idées reçues et la religion, c'était le développement de la poésie, principalement du drame, le plus influent et le plus populaire des genres poétiques. Tout l'effet du drame, comique ou tragique, repose sur la collision des devoirs et des droits, des opinions et des intérêts, sur la contradiction entre la tradition et la loi naturelle, entre la foi et la raison raisonnante, entre l'esprit d'innovation et l'attachement aux coutumes anciennes, entre la prudence habile et la droiture pure et simple, en un mot sur ce qu'on peut appeler la dialectique des relations et des devoirs moraux. Plus le développement de cette dialectique était complet ; plus la poésie descendait, de la contemplation imposante de l'ordre moral universel, aux relations de la vie privée ; plus elle cherchait sa gloire, à la manière d'Euripide, dans l'observation fine et l'analyse exacte des mouvements de notre âme et des mobiles de nos actions ; plus enfin la mesure de l'homme était appliquée aux dieux et leurs faiblesses humaines exposées au grand jour : plus aussi il était inévitable que le théâtre contribuât à entretenir le doute moral, à miner les anciennes croyances, à propager des sentences frivoles et dangereuses pour les mœurs, tout aussi bien que des principes purs et élevés. A quoi servait-il de recommander la vertu antique, de s'attaquer aux novateurs, comme le fit Aristophane, quand on avait soi-même abandonné le point de vue des temps anciens, et qu'on se jouait, avec une verve capricieuse et frivole, de tout ce qui jadis avait été sacré ? Ce siècle était tout pénétré d'un esprit de révolution et de progrès, et aucune des puissances existantes n'était assez forte pour l'arrêter dans son essor.
 
RELATION  DE  LA SOPHISTIQUE AVEC LES PHILOSOPHIES ANTERIEURES
. — La philosophie elle aussi devait nécessairement s'imprégner de cet esprit, qui déjà se manifestait dans les systèmes des physiciens. Parménide et Héraclite, Empédocle, Anaxagore et Démocrite avaient tous établi une distinction entre la nature et la coutume, entre la vérité et la représentation humaine : il n'y avait qu'à appliquer cette distinction au domaine pratique pour arriver aux idées des sophistes sur les statuts positifs des mœurs et des lois. Plusieurs de ces philosophes avaient déjà parlé avec un vif dédain de la déraison et de la sottise des hommes : il était naturel de penser que les opinions et les lois de cette masse insensée ne pouvaient enchaîner l'homme intelligent. En fait, la philosophie s'était depuis longtemps exprimée dans ce sens à l'égard de la religion. Les attaques hardies de Xénophane avaient porté à la croyance aux dieux un coup dont elle ne s'est jamais relevée. Héraclite travailla dans le même sens par sa critique passionnée des poètes théologiques et de leurs mythes. Même l'école mystique des Pythagoriciens, même un prophète comme Empédocle, adoptèrent ce concept plus pur de la divinité, qui même en dehors de la philosophie, perce souvent dans les vers de Pindare, d'Eschyle, de Sophocle et d'Epicharme, au milieu de la riche variété des créations mythiques. Les physiciens au sens rigoureux du mot, Anaxagore et Démocrite, sont entièrement indépendants de la croyance populaire ; ils regardent les dieux visibles, le soleil et la lune, comme des massés inertes ; et ils ébranlent également la religion existante, soit qu'ils confient la direction du monde à une nécessité physique aveugle, ou à une intelligence pensante, soit qu'ils suppriment complètement les dieux du peuple, ou qu'ils les transforment en idoles, comme fait Démocrite.
Mais ce qui est le plus important dans celte question, c'est le caractère de la philosophie ancienne considérée dans son ensemble. Toutes les raisons qui contribuèrent au développement du scepticisme intellectuel devaient également profiter au scepticisme moral. Si les illusions des sens et l'écoulement des phénomènes font s’évanouir à nos yeux la vérité en général, la vérité morale doit également nous échapper ; si l'homme est la mesure de toutes choses, il est aussi la mesure de ce qui est commandé et de ce qui est permis ; et, de même qu'on ne peut s'attendre à ce que toutes les choses nous apparaissent à tous sous le même aspect, de même on ne peut demander que tous les hommes se conforment dans leurs actions à une seule et même loi.
Cette conclusion sceptique ne pouvait être évitée que par l'emploi d'une méthode scientifique capable de résoudre les contradictions en conciliant ce qui est opposé en apparence, capable de distinguer ce qui est essentiel de ce qui ne l'est pas, capable de dégager les lois éternelles à travers les phénomènes changeants et les actes arbitraires des hommes. C'est en suivant cette voie que Socrate s'est tiré lui-même et a tiré la philosophie des dédales de la sophistique ; mais c'est justement cette méthode qui a manqué aux philosophes antérieurs. Parlant d'observations incomplètes, ils avaient élevé au rang de principe fondamental telle ou telle qualité des choses, à l'exclusion de toutes les autres. Ceux-là mêmes qui cherchaient à concilier les principes opposés de l'unité et de la multiplicité, de l'être et du devenir, Empédocle et les Atomistes, ne s'étaient pas élevés au-dessus d'un système exclusivement physique et matérialiste ; et si Anaxagore a comblé la lacune que laissaient les éléments matériels, en introduisant l'intelligence, il n'avait pourtant su voir en elle autre chose qu'une force de la nature.
Par suite de cette méthode exclusive, l'ancienne philosophie n'était pas seulement incapable de résister à une dialectique opposant entre elles les doctrines incomplètes et les détruisant l'une par l'autre : elle devait en outre conduire directement à cette dialectique même, à mesure que la réflexion philosophique se développerait. Si l'on affirmait la multiplicité de l'être, les Éléates montraient que tout se résout dans l'unité ; si l'on voulait soutenir l'unité de l'être, on se heurtait contre cette objection qui avait éloigné les physiciens postérieurs de la doctrine des Éléates, à savoir qu'en niant la multiplicité on abolit les qualités concrètes des choses. Si l'on cherchait un être immuable comme objet de la science, Héraclite vous opposait l'expérience universelle de la mutabilité des phénomènes ; si l'on voulait s'en tenir au fait du changement, il s'agissait de réfuter les objections des Éléates contre le devenir et le mouvement. Si l'on voulait entreprendre l'étude scientifique de la nature, on en était détourné par la croyance nouvelle à la supériorité de l'intelligence ; si l'on s'occupait de déterminer les devoirs moraux, on ne pouvait trouver de point d'appui solide au milieu de la confusion des opinions et des coutumes, et la loi naturelle semblait ne consister que dans la justification de ce désordre et dans la suprématie accordée au caprice et à l'intérêt particuliers.
Socrate seul mit fin à cette fluctuation des convictions morales et scientifiques, en montrant comment les expériences diverses doivent être considérées dialectiquement, et comment on peut les concilier dans des concepts généraux qui nous fassent connaître l'essence immuable des choses, au milieu de l'instabilité des déterminations accidentelles. L'ancienne philosophie, à laquelle la méthode socratique était inconnue, ne pouvait s'opposer aux progrès du doute, parce que ses théories bornées se renversaient l'une l'autre. La révolution qui s'accomplissait partout dans la vie publique en Grèce entraîna la science dans son mouvement : la philosophie se changea en sophistique.

[tiré de : Léon ROBIN, La pensée grecque et les Origines de l'Esprit scientifique, Paris , La Renaissance du Livre, 1928]


" I. La vie de Platon


Platon appartenait à une famille aristocratique, qui, du côté de son père, prétendait être du sang royal de Codrus et, du côté de sa mère, se rattachait indirectement à Solon. Plusieurs de ses proches, Critias, Charmide étaient, on l'a vu, parmi les têtes du parti oligarchique, dont Sparte était l'appui. Né vraisemblablement vers 428/7, Platon, au sortir de son temps d'éphébie, pendant lequel il prit part peut-être à quelques expéditions militaires, devient l'élève de l'héraclitéen Cratyle, puis, vers sa vingtième année, commence à fréquenter Socrate.

Il eut de très bonne heure des visées politiques. C'est donc sans doute, comme tant d'autres jeunes hommes de son rang, comme avant lui Critias et Charmide, ou ses frères aînés Adimante et Glaucon, en amateur curieux qu'il vient vers l'apôtre. Mais il ne tarde pas à s'attacher étroitement à lui, peut-être surtout parce qu'il trouve dans ses entretiens la conception d'une politique réglée selon ia justice. Désormais, c'est en philosophe qu'il attend le moment de prendre part aux affaires. Ce moment semble venu, quand en 404 la prise d'Athènes par Lysandre donne le pouvoir à l'aristocratie : Critias est l'un des trente archontes suprêmes; Charmide, un des dix archontes du Pirée ; il est appelé lui
même, semble-t-il, à des fonctions en rapport avec son âge. Mais la désillusion fut prompte : ce n'était pas ainsi qu'il avait conçu le gouvernement des meilleurs. Il rompt sans doute avec le parti, avant la révolution qui en 401 restaure la démocratie. Épisode d'une ère de vengeances, la condamnation de Socrate devait bientôt ruiner en lui tout espoir d'une régénération politique de son pays sur les bases de son organisation sociale traditionnelle.


Après un séjour à Mégare, dont on faisait à tort autrefois une
époque dans sa vie, Platon, en dépit de la tradition, paraît s'être installé à demeure à Athènes et y avoir pris position comme philosophe, peut-être même comme chef d'une école. Un voyage, dont la durée ne semble pas avoir excédé deux ou trois ans, le conduit d'abord vers l'Égypte, dont ses écrits semblent révéler une connaissance directe ; puis à Cyrène, toute proche, où il se serait lié avec le mathématicien Théodore, un despersonnages de la trilogie du Théétète; ensuite dans la Grande Grèce, sans doute pourmieux connaître les doctrines des Pythagoriciens et surtout pour voir à l'oeuvre, là où il subsistait encore, par exemple à Tarente avec Archytas, un gouvernement des philosophes ; enfin, en 388 pour la première fois, dit la VIIe lettre, à Syracuse où régnait Denys l'ancien, et peut-être avec le désir d'inculquer à ce prince, au sujet de la place à donner dans l'État aux philosophes, des idées analogues à celles qu'expose le Ve livre de la République. Le voyage finit mal. L'admiration inspirée par Platon au jeune Dion, beau-frère et gendre du tyran, et dont la personnalité vigoureuse était suspecte, les théories politiques du philosophe, les remontrances que lui inspirait la vie dissolue de la cour, tout cela le rendit bientôt insupportable à Denys et à son entourage. On l'embarqua sur un navire spartiate qui le déposa à Égine, alliée de Sparte contre Athènes ; prisonnier de guerre, il aurait pu, dit-on, en vertu d'un récent décret des Éginètes, être mis à mort ; on se contenta de le retenir jusqu'au paiement d'une rançon. Celle-ci ayant été versée par uncitoyen de Cyrène, avec lequel il avait sans doute été lié dans cette ville, il put enfin regagner Athènes.


C'est peu après, et vers 387, que Platon fonda son école ou, plus probablement, l'établit à ses frais dans un beau domaine, planté d'arbres, arrosé de sources, au milieu duquel s'élevait un gymnase : le parc du héros Académus, sur la route d'Eleusis, à peu de distance du Céphise et de l'illustre bourg de Colone. Quelle que pût être dès lors son activité de maître et d'écrivain, il semble bien que l'espoir de réaliser la Cité de la Justice hante toujours son esprit. Il n'avait cessé d'entretenir des relations avec Dion, et quand, après la mort du vieux Denys, au début de 367, son neveu, le second Denys, lui eut succédé, il se laissa aisément persuader par Dion que le nouveau prince, encore tout jeune, serait le docile instrument de leurs desseins. Il partit donc pour la Sicile (367/6). Mais cette seconde expérience ne fut pas plus heureuse que la première. Denys eut bientôt

fait de prouver à Platon et à Dion l'étendue de leurs illusions. Il exila Dion, dont il avait découvert la politique secrète, et installa Platon à demeure dans son palais, l'entourant d'égards jaloux et tracassiers. Obligé de partir en guerre, il lui rendit enfin sa liberté. A Athènes, Platon retrouve Dion, en faveur de qui il a obtenu du tyran les plus fermes promesses. Mais
Denys, qui en retarde sans cesse l'exécution, y met enfin pour condition le retour de Platon à Syracuse. Malgré son âge et les risques évidents, le philosophe se décide, dans l'intérêt de son ami, à accomplir ce nouveau voyage (361). Très vite, la duplicité de Denys fut manifeste ; Platon put même craindre pour sa vie ; il ne dut qu'à l'énergique intervention d'Archytas, au nom des Tarentins, de sortir sans dommage de cette aventure. La stérilité, pour le succès de ses plans politiques, de l'expédition de Dion contre Denys (357/6), le meurtre de Dion après quatre ans de difficultés et d'agitations, la disparition de l'homme en qui il pensait avoir trouvé le disciple intégral de sa philosophie, le seul capable d'en réaliser l'objet dernier, toutcela dut contribuer à attrister la vieillesse de Platon. L'âge n'avait pas affaibli cependant son puissant génie : si l'activité
de l'écrivain s'était peut-être ralentie, celle du maître ne cessait en revanche de s'employer, dans l'enseignement oral, à enrichir la doctrine de développements nouveaux et à lui donner une plus forte systématisation. Au reste, il n'avait pas complètement cessé d'écrire : il achevait les Lois quand la mort le surprit brusquement, à quatre-vingt-un ans (347/6).


II. Les écrits de Platon


Par une rare et heureuse exception, Platon nous est connu par la totalité de son oeuvre écrite. Il est très probable en effet que le Philosophe quidevait faire pendant au Sophiste et au Politique, et Hermocrate, au Timée et au Critias, sont restés à l'état de projet. Quant au livre de Divisions, dont parle à plusieurs reprises Aristote, c'était sans doute moins un ouvrage, à proprement parler, qu'une sorte de nomenclature d'école.


Le problème est plutôt de savoir si tous les écrits de notre collection appartiennent bien à Platon. Sans doute, il est probable que de bonne heure, dans les bibliothèques et même dans celle de l'Académie, on a mêlé aux écrits de Platon des ouvrages issus de l'entourage de Platon, ou dans lesquels était traitée, sous la forme du dialogue platonique, quelque question à la mode. C'est ainsi que, dans les catalogues d'érudits, ceux d'Aristophane de Byzance ou de Thrasylle, qui a accrédité la classification tétralogique demeurée traditionnelle, on trouve des écrits dont l'authenticité était déjà mise en doute par les anciens, comme par exemple l'Épinomis (Appendice aux Lois) qu'on attribuait généralement à Philippe d'Oponte, l'éditeur des Lois. On suspectait aussi Axiochus, Éryxias, etc. A Speusippe,ou rapportait les Définitions. Quant aux prétendus doutes de Panétius sur l'authenticité du Phédon, ils concernent, semble-t-il, non l'ouvrage, mais sa thèse principale. Par contre, on ne doutait ni de Théagès, ni de Clitophon, ni de Minos, que tout le monde aujourd'hui tient pour apocryphes. Il en est d'autres au sujet desquels les critiques contemporains sont encore divisés : ainsi les deux Alcibiade, le premier Hippias, enfin les Lettres. Le temps est bien passé où sévissait l'hypercritique, qui était arrivée, avec Schaarschmidt (1866), à rejeter vingt-sept dialogues sur les trente-six qui forment notre collection. On condamnait par exemple le Parménide, le Sophiste, le Politique, le Philèbe. On excluait tel ou tel dialogue, parce qu'il ne s'accordait pas avec l'idée qu'on s'était faite par avance du système de Platon ou de l'évolution de sa pensée. L'emploi de critères objectifs, comme les allusions, plus ou moins explicites d'ailleurs, d'Aristote, ou comme la considération de la langue, a permis de faire justice de ces fantaisies. ... "

Liste :

  • Dialogues de la jeunesse : Lachès, Charmide, Hippias I et II, la République (livre I), la Justice, Criton, Euthyphron, Gorgias.
  • Dialogues de la maturité : Ménon, Cratyle, le Banquet, Phédon, la République, Phèdre, Théétète, Parménide.
  • Les dernières oeuvres : Le Sophiste et le Politique, Philèbe, Timée, les Lois, ...

INTRODUCTION

Le Banquet, « dialogue » de la maturité (on situe sa production entre 387 et 366, comme le Phédon), est consacré à l'amour : des convives, non philosophes pour la plupart, rassemblés pour un banquet, ont choisi ce thème de discussion. Chacun devra prononcer un éloge en sa faveur. C'est ainsi d'ailleurs que ce « dialogue », n'est guère un... dialogue, mais plutôt d'une série de récits et de discours.
Quand arrive le tour d'
Alcibiade, le sujet est épuisé et celui-ci propose un éloge de Socrate, son maître, par lequel il est séduit, comme tant de jeunes gens de son âge. Le discours est enflammé, quelque peu désordonné et il en ressort surtout que la personnalité de Socrate est indéfinissable, ἄτοπος.
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(215a) [...] Σωκράτη δ᾽ἐγὼ ἐπαινεῖν, ὦ ἄνδρες, οὕτως ἐπιχειρήσω, δι᾽εἰκόνων. Οὗτος μὲν οὖν ἴσως οἰήσεται ἐπὶ τὰ γελοιότερα, ἔσται δ᾽ἡ εἰκὼν τοῦ ἀληθοῦς ἕνεκα, οὐ τοῦ γελοίου. Φημὶ γὰρ δὴ ὁμοιότατον αὐτὸν εἶναι τοῖς σειληνοῖς τούτοις τοῖς (215b) ἐν τοῖς ἑρμογλυφείοις καθημένοις, οὕστινας ἐργάζονται οἱ δημιουργοὶ σύριγγας ἢ αὐλοὺς ἔχοντας, οἳ διχάδε διοιχθέντες φαίνονται ἔνδοθεν ἀγάλματα ἔχοντες θεῶ. Καὶ φημὶ αὖ ἐοικέναι αὐτὸν τῷ σατύρῳ τῷ Μαρσύᾳ. Ὅτι μὲν οὖν τό γε εἶδος ὅμοιος εἶ τούτοις, ὦ Σώκρατες, οὐδ᾽ἂν αὐτὸς δή που ἀμφισβητήσαις· Ὡς δὲ καὶ τἆλλα ἔοικας, μετὰ τοῦτο ἄκουε. Ὑβριστὴς εἶ· ἢ οὔ ; ἐὰν γὰρ μὴ ὁμολογῇς, μάρτυρας παρέξομαι. Ἀλλ᾽ οὐκ αὐλητής ; πολύ γε θαυμασιώτερος ἐκείνου· (215c) ὁ μέν γε δι᾽ὀργάνων ἐκήλει τοὺς ἀνθρώπους τῇ ἀπὸ τοῦ στόματος δυνάμει, καὶ ἔτι νυνὶ ὃς ἂν τὰ ἐκείνου αὐλῇ· ἃ γὰρ Ὄλυμπος ηὔλει, Μαρσύου λέγω, τούτου διδάξαντος· τὰ οὖν ἐκείνου ἐάν τε ἀγαθὸς αὐλητὴς αὐλῇ ἐάν τε φαύλη αὐλητρίς, μόνα κατέχεσθαι ποιεῖ καὶ δηλοῖ τοὺς τῶν θεῶν τε καὶ τελετῶν δεομένους διὰ τὸ θεῖα εἶναι. Σὺ δ᾽ἐκείνου τοσοῦτον μόνον διαφέρεις, ὅτι ἄνευ ὀργάνων ψιλοῖς λόγοις ταὐτὸν (215d) τοῦτο ποιεῖς. Ἡμεῖς γοῦν ὅταν μέν τοῦ ἄλλου ἀκούωμεν λέγοντος καὶ πάνυ ἀγαθοῦ ῥήτορος ἄλλους λόγους, οὐδὲν μέλει ὡς ἔπος εἰπεῖν οὐδενί· ἐπειδὰν δὲ σοῦ τις ἀκούῃ ἢ τῶν σῶν λόγων ἄλλου λέγοντος, κἂν πάνυ φαῦλος ᾖ ὁ λέγων, ἐάν τε γυνὴ ἀκούῃ ἐάν τε ἀνὴρ ἐάν τε μειράκιον, ἐκπεπληγμένοι ἐσμὲν καὶ κατεχόμεθα.
...
Καὶ γὰρ οὖν καὶ τοῦτο ἐν τοῖς πρώτοις παρέλιπον, ὅτι καὶ οἱ λόγοι αὐτοῦ ὁμοιότατοί εἰσι τοῖς σειληνοῖς τοῖς διοιγομένοις. (221e) Εἰ γὰρ ἐθέλοι τις τῶν Σωκράτους ἀκούειν λόγων, φανεῖεν ἂν πάνυ γελοῖοι τὸ πρῶτον· τοιαῦτα καὶ ὀνόματα καὶ ῥήματα ἔξωθεν περιαμπέχονται, σατύρου δή τινα ὑβριστοῦ δοράν. Ὄνους γὰρ κανθηλίους λέγει καὶ χαλκέας τινὰς καὶ σκυτοτόμους καὶ βυρσοδέψας, καὶ ἀεὶ διὰ τῶν αὐτῶν τὰ αὐτὰ φαίνεται λέγειν, ὥστε ἄπειρος καὶ ἀνόητος ἄνθρωπος (222a) πᾶς ἂν τῶν λόγων καταγελάσειεν. Διοιγομένους δὲ ἰδὼν ἄν τις καὶ ἐντὸς αὐτῶν γιγνόμενος πρῶτον μὲν νοῦν ἔχοντας ἔνδον μόνους εὑρήσει τῶν λόγων, ἔπειτα θειοτάτους καὶ πλεῖστα ἀγάλματ᾽ἀρετῆς ἐν αὑτοῖς ἔχοντας καὶ ἐπὶ πλεῖστον τείνοντας, μᾶλλον δὲ ἐπὶ πᾶν ὅσον προσήκει σκοπεῖν τῷ μέλλοντι καλῷ κἀγαθῷ ἔσεσθαι.

Texte 3

« Socrate entre silène et satyre »

PLATON, Le Banquet, 215a-215d et 221d-222a...

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Σωκράτη δ᾽ἐγὼ ἐπαινεῖν, ὦ ἄνδρες, οὕτως ἐπιχειρήσω, δι᾽εἰκόνων.

Οὗτος μὲν οὖν ἴσως οἰήσεται ἐπὶ τὰ γελοιότερα, ἔσται δἡ εἰκὼν τοῦ ἀληθοῦς ἕνεκα, οὐ τοῦ γελοίου.

Φημὶ γὰρ δὴ ὁμοιότατον αὐτὸν εἶναι τοῖς σειληνοῖς τούτοις τοῖς ἐν τοῖς ἑρμογλυφείοις καθημένοις,
     οὕστινας ἐργάζονται οἱ δημιουργοὶ σύριγγας ἢ αὐλοὺς ἔχοντας,
     οἳ διχάδε διοιχθέντες φαίνονται ἔνδοθεν ἀγάλματα ἔχοντες θεῶν.

Καὶ φημὶ αὖ ἐοικέναι αὐτὸν τῷ σατύρῳ τῷ Μαρσύᾳ.

    Ὅτι μὲν οὖν τό γε εἶδος ὅμοιος εἶ τούτοις, ὦ Σώκρατες,
οὐδ᾽ἂν αὐτὸς δή που ἀμφισβητήσαις·

    Ὡς δὲ καὶ τἆλλα ἔοικας,
μετὰ τοῦτο ἄκουε.

Ὑβριστὴς εἶ· ἢ οὔ ;

    ἐὰν γὰρ μὴ ὁμολογῇς,
μάρτυρας παρέξομαι.

Ἀλλ᾽ οὐκ αὐλητής (s.e. εἰμί) ;

πολύ γε θαυμασιώτερος ἐκείνου (s.e. εἶ

μέν γε δι᾽ὀργάνων ἐκήλει τοὺς ἀνθρώπους τῇ ἀπὸ τοῦ στόματος δυνάμει, καὶ ἔτι νυνὶ
    ὃς ἂν τὰ ἐκείνου αὐλῇ·
     ἃ γὰρ Ὄλυμπος ηὔλει,
Μαρσύου λέγω, τούτου διδάξαντος·

τὰ οὖν ἐκείνου
    ἐάν τε ἀγαθὸς αὐλητὴς αὐλῇ
    ἐάν τε φαύλη αὐλητρίς,
μόνα κατέχεσθαι ποιεῖ καὶ δηλοῖ τοὺς τῶν θεῶν τε καὶ τελετῶν δεομένους διὰ τὸ θεῖα εἶναι.

Σὺ δ᾽ἐκείνου τοσοῦτον μόνον διαφέρεις,
     ὅτι ἄνευ ὀργάνων ψιλοῖς λόγοις ταὐτὸν τοῦτο ποιεῖς.

    Ἡμεῖς γοῦν ὅταν μέν τοῦ ἄλλου ἀκούωμεν λέγοντος καὶ πάνυ ἀγαθοῦ ῥήτορος ἄλλους λόγους,
οὐδὲν μέλει ὡς ἔπος εἰπεῖν οὐδενί·

    ἐπειδὰν δὲ σοῦ τις ἀκούῃ ἢ τῶν σῶν λόγων ἄλλου λέγοντος,
     κἂν πάνυ φαῦλος ᾖ ὁ λέγων,
    ἐάν τε γυνὴ ἀκούῃ
    ἐάν τε ἀνὴρ (s.e. ἀκούῃ)
    ἐάν τε μειράκιον (s.e. ἀκούῃ),
ἐκπεπληγμένοι ἐσμὲν καὶ κατεχόμεθα.

Καὶ γὰρ οὖν καὶ τοῦτο ἐν τοῖς πρώτοις παρέλιπον,
    ὅτι καὶ οἱ λόγοι αὐτοῦ ὁμοιότατοί εἰσι τοῖς σειληνοῖς τοῖς διοιγομένοις.

    Εἰ γὰρ ἐθέλοι τις τῶν Σωκράτους ἀκούειν λόγων,
φανεῖεν (sujet : λόγοι) ἂν πάνυ γελοῖοι τὸ πρῶτον·

τοιαῦτα καὶ ὀνόματα καὶ ῥήματα ἔξωθεν περιαμπέχονται, σατύρου δή τινα ὑβριστοῦ δοράν.

Ὄνους γὰρ κανθηλίους λέγει καὶ χαλκέας τινὰς καὶ σκυτοτόμους καὶ βυρσοδέψας, καὶ ἀεὶ διὰ τῶν αὐτῶν τὰ αὐτὰ φαίνεται λέγειν,

ὥστε ἄπειρος καὶ ἀνόητος ἄνθρωπος πᾶς ἂν τῶν λόγων καταγελάσειεν.

Διοιγομένους δὲ ἰδὼν ἄν τις
καὶ ἐντὸς αὐτῶν γιγνόμενος
πρῶτον μὲν νοῦν ἔχοντας ἔνδον μόνους εὑρήσει τῶν λόγων,
ἔπειτα θειοτάτους καὶ πλεῖστα ἀγάλματ᾽ἀρετῆς ἐν αὑτοῖς ἔχοντας καὶ ἐπὶ πλεῖστον τείνοντας,
μᾶλλον δὲ ἐπὶ πᾶν
    ὅσον προσήκει σκοπεῖν τῷ μέλλοντι καλῷ κἀγαθῷ ἔσεσθαι.