source: toupie.org
Etymologie : du latin cultura, culture, agriculture, dérivé du verbe colere, habiter, cultiver.
La culture est l'ensemble des connaissances, des savoir-faire, des traditions, des coutumes, propres à un groupe humain, à une civilisation. Elle se transmet socialement, de génération en génération et non par l'héritage génétique, et conditionne en grande partie les comportements individuels.
La culture englobe de très larges aspects de la vie en société : techniques utilisées, mœurs, morale, mode de vie, système de valeurs, croyances, rites religieux, organisation de la famille et des communautés villageoises, habillement, etc.…
Exemples : culture occidentale, culture d'entreprise.…
On distingue généralement trois grandes formes de manifestation de la culture: l'art, le langage et la technique.
Dans un sens plus large, le mot culture peut s'appliquer aux animaux sociaux et correspond aux savoirs et pratiques qui se transmettent et se partagent.
Au niveau individuel, la culture est l'ensemble des connaissances acquises par un être humain, son instruction, son savoir.
Pour une définition complète, voir le trésor de la langue française
«La culture, dans son sens le plus large, est considérée comme l'ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l'être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances.»
Culture générale (Article de Wikipedia)
La culture générale désigne les connaissances en tout genre d'un individu, sans spécialisation. Elle fait partie du projet humaniste, trouvant ses origines dans la paideia grecque, traduite par Cicéron sous le terme d'humanitas, puis se mêlant lors de la Renaissance aux arts libéraux, par exemple chez Pic de la Mirandole. Le projet d’une culture générale est intrinsèquement lié à des réflexions à propos de l'humanité, qu'elle soit conçue comme nature humaine ou encore comme dépassement de la nature par la culture (ou « seconde nature »). Durant la Renaissance, elle forme l'idéal de l'« honnête homme ». La problématique de la culture générale est au cœur de ce que l'on a pu appeler la « crise de l'éducation » (La crise de la culture de Hannah Arendt).
L'humanitas de Cicéron
Cicéron définit l’humanitas comme « le traitement à appliquer aux enfants pour qu’ils deviennent hommes » (De oratore, I, 71, et II, 72). Il forge aussi l'expression « culture de l'âme » (cultura animi):
« La culture de l’âme, c’est la philosophie : c’est elle qui extirpe radicalement les vices, met les âmes en état de recevoir les semences, leur confie et, pour ainsi dire, sème ce qui, une fois développé, jettera la plus abondante des récoltes »
— Cicéron, Les Tusculanes, II, 13
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Selon Cicéron, la culture générale se distingue de l’éducation donnée à l'enfant, puisqu’elle doit se poursuivre tout au long de la vie (De oratore, II, 1 et I, 12). L’idéal de culture de la Grèce du IVe siècle s’est transmis jusqu’à aujourd’hui, s’incarnant dans des modèles scolaires distincts1.
La critique philosophique
Platon a critiqué la culture générale comme projet d’un savoir empirique universel, en ciblant les sophistes et, implicitement, Isocrate à la fin de l’Euthydème. Néanmoins, l’exercice de la philosophie requiert, chez Platon même, la préparation par la rhétorique théorisée par Isocrate: la culture générale est ainsi un moment nécessaire du projet philosophique1.
Selon la première règle pour la direction de l'esprit de Descartes, « Le but des études doit être de diriger l’esprit de manière à ce qu’il porte des jugements solides et vrais sur tout ce qui se présente à lui. » Il ne s’agit donc pas tant d'acquérir un contenu de culture déterminé, que d’apprendre à bien juger des choses.
Kant oppose enfin la nature comme règne des causes déterminées par des lois empiriques et la culture, comme règne de la liberté, définissant la culture (Kultur) comme production dans un être raisonnable de l’aptitude à se donner librement des fins qui lui plaisent, en général2. La culture ne peut ainsi être définie dans son contenu déterminé, puisqu'elle vise précisément à donner à l'homme la possibilité de choisir les fins qui déterminent son existence.
Hegel, enfin, a critiqué le projet d'une culture qui ne viserait que l’épanouissement de l'individu subjectif, sans tenir compte de la valeur objective de la culture, valeur collective qui dépasse la simple satisfaction subjective. En d’autres termes, la culture en tant que processus individuel de formation ne doit pas viser aux simples fins subjectives de l’individu, mais à celles de la collectivité.
La culture générale face aux crises
La culture générale souffre aujourd’hui d’une crise qu’on a pu appeler « crise de l’école », en ce que les idéaux classiques et humanistes d’une culture générale ont été attaqués de part et d’autre.
D’une part, une certaine conception de l’économie et de la technique, ou de la « raison instrumentale » (expression forgée par l’école de Francfort), a pu conduire à mésestimer la culture générale voire à la mépriser, en la tenant pour « inutile » et « stérile ». Néanmoins, dans nombre d’emplois, la culture générale peut faire la différence au moment du recrutement, et fait l'objet d'examens divers. On justifie ces examens en affirmant qu'ils démontrent, de la part du candidat, une capacité d'analyse et de synthèse, ainsi que d'ouverture hors de son corps de métier, qui serait nécessaire pour les emplois qualifiés. Pourtant, de facto, l'idéal de vie bourgeois n'a le plus souvent que peu à voir avec celui de l'honnête homme du XVIIe siècle.
Mais d'autre part, la culture générale a été la cible, au sein même du savoir et dans les rangs mêmes de l'Université, de deux critiques alternatives: l'une, issue de l'ethnologie, en faisait l'idéal d'une civilisation déterminée visant à l'universalité (thèmes du relativisme culturel, qui fait de l'idéal classique de la culture l'idéal d'une société déterminée); l'autre, sociologique, en faisait un simple moyen de sélection sociale1.
Ainsi, selon Pierre Bourdieu:
« Si la culture est lieu par excellence de la méconnaissance, c’est que, en engendrant des stratégies objectivement ajustées aux chances objectives de profit dont il est le produit, le sens du placement assure des profits qui n’ont pas besoin d’être recherchés comme tels et procure ainsi à ceux qui ont la culture légitime pour seconde nature un profit supplémentaire, celui d’être aperçus et de s’apercevoir comme parfaitement désintéressées. »
— Pierre Bourdieu, La Distinction, Editions de Minuit, 1979, p.94
En outre, le problème de l'ethnocentrisme supposé de l'idéal classique de la culture a conduit à diverses revendications, visant d'abord, en particulier dans les départements d'études classiques des universités, « à modifier, élargir ou restreindre le « canon » des auteurs académiques, au motif que le canon aujourd'hui en vigueur est presque entièrement composé de « mâles blancs et morts » », et par conséquent, à « réserver une place plus grande aux femmes et aux peuples de race et de culture non européennes »3. L'autre champ d'affrontement est celui des écoles secondaires, où l'on tente, notamment aux États-Unis, à développer des cursus « afrocentriques » pour les élèves des écoles à majorité noire3.
Ces revendications, selon le philosophe canadien Charles Taylor, se fondent sur l'absence de reconnaissance des femmes ou des groupes exclus ainsi, qui subiraient, par la restriction du « canon » des auteurs, une image dépréciative d'eux-mêmes, puisque « toute créativité et toute valeur semblent attachées aux mâles d'origine européenne. Elargir et changer le curriculum studiorum [serait] donc essentiel, non point tant au nom d'une culture plus vaste pour tout le monde que pour donner la reconnaissance légitime à ceux qui en étaient jusque-là exclus ». Ces revendications s'appuieraient donc sur l'idée, influencée par Frantz Fanon, selon laquelle la « reconnaissance forge l'identité »3. Selon Taylor, il faut donc présupposer l'égalité des valeurs et présumer « que toutes les cultures humaines qui ont animé des sociétés entières durant des périodes parfois considérables ont quelque chose d'important à dire à tous les êtres humains » 3, puis, à l'aide de cette hypothèse de départ, aborder l'étude de toute autre culture, afin de produire ce que Gadamer appelait, dans Vérité et Méthode, un « mélange des horizons ». « La recevabilité de la revendication, dit enfin Taylor, doit être démontrée par l'étude réelle de la culture. »3 Dans le débat soulevé par les rapports inter-culturels, l'universalisme et le multiculturalisme, la critique n'atteint cependant que le contenu déterminé de la culture générale, et non l'idéal même d'une culture générale, comme moyen de parachever l'humanité de l'homme.
La culture générale en France et l'enseignement de la philosophie
La philosophie est enseignée dans l'enseignement secondaire en France depuis 1808, d'abord en utilisant le latin, puis, lors des réformes de Victor Cousin pendant la monarchie de Juillet, en 1840, en français4. Cousin donne explicitement à l'enseignement de la philosophie un objectif de formation de l'honnête homme. Ainsi, il affirme, dans un discours prononcé à la Chambre des pairs le 3 mai 1844:
« Nous voulons que la philosophie de nos écoles soit profondément morale et religieuse, qu'elle fasse pénétrer dans les esprits et dans les âmes les convictions qui font l'honnête homme et le bon citoyen, les croyances générales qui servent d'appui à tous les enseignements religieux des divers cultes. La philosophie sert tous les cultes sans se mettre au service d'aucun d'eux en particulier. N'est-ce pas là une noble mission et ne serait-ce pas un danger et un malheur public que d'altérer le caractère d'un pareil enseignement ? Que deviendrait alors l'unité nationale ? »4 »
Son enseignement est maintes fois remis en cause, ainsi à la fin du XIXe siècle, donnant lieu à une défense critique de celui-ci par le sociologue Émile Durkheim4, et à la fin des années 1970, aux États Généraux de la Philosophie (19795), auxquels participent Jacques Derrida, Roland Brunet, Vladimir Jankélévitch, François Châtelet, etc.
Plus récemment, l'« utilité » de la culture générale a été remise en cause par Nicolas Sarkozy, alors candidat à l'élection présidentielle de 20076, puis, en tant que président, lorsqu'il critiqua l'épreuve de synthèse dans les concours de la fonction publique, faisant une allusion dépréciative envers La Princesse de Clèves 7. Ces offensives ont donné lieu à de nombreuses critiques, transparaissant parfois dans la mobilisation universitaire de 2007-2009 contre les réformes de l'enseignement, de la recherche et de l'éducation en France. Le théoricien de la littérature Yves Citton, par exemple, s'est engagé dans cette bataille8. Mais celle-ci n'est pas le seul fruit des professeurs de littérature ou de philosophie, ou encore ce qu'il est convenu d'appeler « humanités » : ainsi, le mathématicien Wendelin Werner, lauréat de la Médaille Fields, pouvait écrire, dans une lettre ouverte au président du 19 février 2009, publiée dans Le Monde:
« Lorsque l'on me demande à quoi peut servir une éducation mathématique au lycée pour quelqu'un dont le métier ne nécessitera en fait aucune connaissance scientifique, l'une de mes réponses est que la science permet de former un bon citoyen : sa pratique apprend à discerner un raisonnement juste, motivé et construit d'un semblant de raisonnement fallacieux et erroné. »9
À partir de l'examen d'entrée de juin 2013, Sciences po ne propose pas d'épreuve de culture générale, de même que l'École normale supérieure de Lyon : outre que cette épreuve est critiquée pour son « caractère rhétorique […] qui encourage souvent les étudiants à formuler des idées superficielles en les agrémentant de quelques citations », elle l'est aussi parce que « la dissertation de culture générale fait appel à une tournure d'esprit, une assurance, un goût pour l'abstraction, une façon de présenter ses idées, de mettre la bonne citation au bon endroit, qui s'apprend dans les milieux favorisés », explique Dominique Meurs, sociologue à l'INED, « c'est une forme de discrimination invisible » soulignait en 2008 le ministre de la fonction publique, André Santini10.
Références
Bibliographie
Dossier Le rôle de la culture CultureGe-_blog.pdf
L'express
Etre cultivé, à quoi ça sert?
Par Elvira Masson (L'Express), publié le 14/12/2011 à 08:00
Alors que romans, livres d'art, quiz et autres jeux de culture générale seront, cette année encore, au pied du sapin, on n'a jamais tant craint pour nos chères "humanités". A l'heure où certains jugent cette passion française en péril, la question de son utilité est plus pertinente que jamais.
Sur Amazon.fr, l'entrée "culture générale" recense... 1942 ouvrages en français. Est-ce plus qu'ailleurs dans le monde? Sans doute, mais la question ne se pose guère si l'on en juge par le peu de sens qu'a l'expression general culture en anglais. Le débat est donc surtout français. Car, "longtemps, les Français se sont rêvés cultivés. Ils lisaient L'Iliade et L'Odyssée au collège", rappelle Normand Baillargeon, professeur de philosophie de l'éducation à l'Université du Québec, à Montréal, auteur du passionnant Liliane est au lycée. Est-il indispensable d'être cultivé? (Flammarion, coll. Antidote). Il nous éclaire sur la pertinence de poser cette question à une époque où la culture est dévaluée et, parfois même, suspecte.
Les humanités en péril
Mona Ozouf, historienne, auteur de La Cause des livres (Gallimard).
"A quoi sert d'être cultivé? A habiter des époques révolues et des villes où l'on n'a jamais mis les pieds. A vivre les tragédies qui vous ont épargné, mais aussi les bonheurs auxquels vous n'avez pas eu droit. A parcourir tout le clavier des émotions humaines, à vous éprendre et vous déprendre. A vous procurer la baguette magique de l'ubiquité. Plus que tout, à vous consoler de n'avoir qu'une vie à vivre. Avec, peut-être, cette chance supplémentaire de devenir un peu moins bête, et en tout cas un peu moins sommaire."
Propos recueillis par E. M.
La question "Ça sert à quoi ?" en appelle immédiatement une autre: "Pourquoi faudrait-il que cela serve à quelque chose?" Question bateau d'épreuve philo du bac, peut-être, mais, l'époque étant ce qu'elle est, où individualisme et rentabilité sont les deux principaux moteurs d'un monde qui ne prend plus guère le temps d'apprendre ni de réfléchir, il n'est pas absurde de se la poser. Les langues contemporaines fourchent ou méprennent, c'est selon - on se souvient du "Zadig et Voltaire" de Frédéric Lefebvre [secrétaire d'Etat au Commerce], du plus récent "Barthès" prononcé par Nicolas Sarkozy en lieu et place de Barthes. Qui tendraient à prouver que l'on peut devenir ministre ou président de la République sans être littéraire, et, partant, cultivé. Et qu'ainsi, à la question posée, on pourrait, cyniquement, répondre: "A rien." Le paradoxe étant qu'"il existe peu de pays où le péché de carence de culture générale suscite de si nombreuses et virulentes réactions", fait remarquer Normand Baillargeon. Selon lui, nous nageons dans des eaux paradoxales: la culture est perçue comme un vernis dont on doit se doter le plus rapidement possible, sous peine d'être socialement inapte; dans le même temps, elle est soupçonnée d'être excluante, "occidentalocentriste" et essentiellement misogyne, car oublieuse d'une énorme partie de ce qui fait les lettres et l'art au féminin. "Pour aggraver les choses, certains départements universitaires sont menacés de fermeture", rappelle-t-il. "Faire ses humanités", au sens où l'entendait l'école de la République, est une expression aussi désuète que décalée, se lamente Alain Finkielkraut depuis des décennies. Nos aînés ne cessent de pleurer un niveau de culture générale tristement tiré vers le bas. Le système scolaire s'est en effet tellement "massifié" que ce ne peut être qu'au prix de concessions sur l'exigence.
La pire des insultes, pour un ado, c'est "intello"!
Arielle Dombasle, comédienne et chanteuse
"Je me suis toujours sentie comme un petit animal privilégié, entourée dès l'enfance par des êtres cultivés, des artistes. Peintres, écrivains, cinéastes, grands collectionneurs m'ont éblouie très tôt et m'ont fait voir le monde. Ah! les fulgurances de rire et d'intelligence. Etre cultivé sert à changer le réel plutôt que ses désirs, avec la plus grande des voluptés. Le regarder, l'aimer, lui tordre le cou parfois... Loin des sentiers battus, dans l'aventure, l'inconnu, le vertige de la création."
Propos recueillis par E. M.
Il y a du pain sur la planche, pour maintenir la culture et le savoir, reconnaît Dominique Reymond, directrice des relations extérieures des Presses universitaires de France (PUF), qui fêtent cette année leurs 90 ans, en publiant A quoi sert le savoir?: "Autrefois, il existait une vertu encyclopédique, alors qu'aujourd'hui la culture est jugée souvent discriminante. Il faut donc imaginer de nouveaux champs, s'adapter aux sujets actuels, avec des thèmes porteurs, comme la résilience ou l'exclusion, qui doivent être traités de manière concise et... rapide." La célèbre collection Que sais-je? des PUF est ainsi plus adaptée que jamais, surtout à 9 euros le volume, à nos envies de savoir rapide. Tout comme la nouvelle série Les 100 Mots de la musique classique, de la sexualité, de la culture générale... tenez! "Nous avons commandé (avec la GMF) une étude sur les Français et la culture, dont les résultats démontrent qu'il y a une réelle érosion de la lecture chez les étudiants, au pouvoir d'achat en berne. C'est très grave, car la conséquence en est que les profs sont devenus timorés à prescrire des ouvrages", s'inquiète Dominique Reymond. Et de préciser que le mot même d'"intello" est chez les ados une insulte, au même titre que "bolosse".
Changer... en mieux
Alain Rey, écrivain
"La question n'est pas banale, car, dans la civilisation des valeurs matérielles qui est la nôtre, quelle peut être la place de la culture? Elle participe à ce qui est légué dans notre patrimoine. Elle sert à obtenir des plaisirs, des satisfactions, des consolations qui ne pourront jamais s'acheter. Mais la culture n'apporte pas l'intelligence. On peut être très cultivé et con comme la lune (les snobs)! Je connais, à l'inverse, un paysan qui n'est jamais sorti de son canton et qui est l'homme le plus intelligent qui soit. La vraie culture n'est pas à la mode, elle est détachée des valeurs des petits groupes dominants. La vraie culture, c'est celle qui est en accord avec les valeurs du futur."
Propos recueillis par E. M.
Pour autant, tout n'est pas perdu. La vente en ligne de "biens techniques et culturels en France" a atteint les 3 milliards d'euros en 2009, soit une croissance de près de 10 % par rapport à 2008 (selon une étude du bureau GfK). Plus précisément, la vente de biens culturels a augmenté de presque 12 %. Le salut passera-t-il alors par Internet? Selon Michel Serres, Internet nous force à être intelligents. Car "être cultivé est une chaîne vertueuse: c'est être curieux, donc c'est être ouvert sur le monde, donc c'est être intelligent". Internet, plus que tout autre outil, saurait donc offrir cette perspective par écran interposé? "Il vaut toujours mieux posséder sur le monde une pluralité de perspectives, notamment cognitives. La culture générale n'est pas une chose inerte: elle est vivante et transforme profondément la personne qui la possède et en qui elle vit", résume Normand Baillargeon. Etre cultivé, selon lui, sert à cela: à changer, en mieux. "Il faut faire attention et ne pas s'emballer sur le mirage techniciste; Internet, source illimitée d'informations, force en effet à réévaluer l'importance qui était accordée à la transmission de connaissances. Pour autant, il faut apprendre aux enfants à raisonner et à synthétiser, sinon ils ne sauront pas s'en servir."
Sylvain Tesson, écrivain, auteur de Dans les forêts de Sibérie (Gallimard)
"Etre trop cultivé pose le problème de vivre avec un brouhaha dans la tête. Un système de références tellement riche que l'on finit par poser sur le monde un regard privé de fraîcheur. Chaque émotion, toute sensation et la moindre rencontre deviennent prétexte à se rappeler une phrase, un passage de livre, une musique, un tableau. Oublier, c'est reconquérir sa fraîcheur. Ce que l'on gagne en culture, on le perd un peu en spontanéité. Mais ne pas être cultivé est une paresse, une impolitesse à l'égard de ce qui fut. On se prive de la conversation permanente entretenue avec le passé. Parfois, des gens refusent de lire pour ne pas se polluer. Jules Renard leur a répondu: "Plus on lit, moins on imite." (Journal). Etre cultivé n'est pas qu'une ambition de légume, c'est le plus sûr moyen de n'être jamais seul."
Propos recueillis par Delphine Peras
Paradoxe ultime, la culture demande du temps. Or, comme nous n'avons plus de temps, l'intérêt va croissant pour les raccourcis, digests, résumés, condensés, si facilement accessibles en ligne... Et Frédéric Beigbeder, le premier à jouer les cassandres en s'alarmant de la mort du papier - phagocyté par un livre numérique de tous les dangers, selon lui - fait lui-même l'apologie de la liste, du raccourci, du condensé, bref, d'un zapping antinomique avec l'idée d'appropriation personnelle et durable d'une culture dont il se fait le chantre.
Si "la culture ne s'hérite pas, elle se conquiert", comme le disait Malraux, alors il y a de l'espoir. Elle se conquerra sur Internet. Elle se fera sans doute en enterrant des auteurs, des artistes, en en exhumant d'autres, se fera planétaire, plus visuelle, moins franco-française, plus féminine sans doute, espérons-le. Ainsi, conclut Normand Baillargeon, "parler de culture générale peut sembler bien frivole; pourtant, je ne pense pas que l'espoir placé en la culture et l'éducation soient déraisonnables. Nous n'avons que ces seules armes à opposer au désastre. Et puis, elles peuvent donner des idées de liberté et de changement, et le courage de lutter pour elles".
Les PUF se demandent A quoi sert le savoir?
72 intellectuels d'aujourd'hui, 72 textes pour penser et agir. Beau projet, à l'initiative des PUF, pour leur 90e anniversaire. Des textes de philosophes, d'historiens, de psychanalystes, d'économistes - André Comte-Sponville, Roland Jaccard, Blandine Kriegel, Jean-Luc Marion, notamment - qui répondent de manière personnelle à cette question. Le livre n'est pas en vente, il est offert pour tout achat d'un ouvrage édité par la maison.
A votre avis, est-il honteux de ne pas être cultivé? La culture est-elle une façon de montrer sa supériorité? Ou, au contraire, l'assurance pour chacun de mieux se connaître et s'affirmer?
Devenons-nous incultes ?
Enquête | Notre niveau de culture générale n'est pas très brillant. Cette obsession française et élitiste devient-elle obsolète ? Et si nos cerveaux étaient moins pleins, mais mieux faits ?
Le 02/06/2012 à 00h00
Erwan Desplanques - Télérama n° 3255
Illustration de Corentin Maignien
Lire aussi les points de vue de
Olivier Galland, sociologue, spécialiste des questions de jeunesse
Bernard Stiegler, philosophe, président du groupe de réflexion Ars Industrialis
Pierre Tapie, directeur général de l'Essec, président de la Conférence des grandes écoles
Philippe Forest, écrivain
On ne connaît pas Rimbaud quand on a 17 ans. On serait même à peu près aussi cultivé qu'un champ de cactus sur la banquise. Une tête en toc. Voilà ce que nous a récemment appris Sciences-Po pour justifier la suppression de la dissertation de « culture gé » à son concours d'entrée. En janvier 2012, la prestigieuse institution parisienne a remballé son épreuve – « Qui peut prétendre avoir une culture générale à 17 ans ? », demandait son ancien directeur, Richard Descoings –, la jugeant peu utile (copies faiblardes) et discriminante (pour les lycéens les moins favorisés socialement).
Bilan du sacrilège : une floraison de tribunes indignées dans la presse, comme si l'on venait soudain de remettre en cause l'existence de Descartes ou d'Aristote. Choix « suicidaire », selon Régis Debray, Philippe Sollers ou Erik Orsenna. Symptôme de la « déculturation en cours, beaucoup plus préoccupante que la perte de notre triple A » (Ivan Rioufol, Le Figaro). Preuve que nos élites ont au moins conservé le sens de la tragédie !
Derrière cette fausse polémique autour de Sciences-Po (lire notre encadré, ci-dessous) résonne surtout une angoisse typiquement française sur la baisse du niveau général. La trouille du flétrissement cérébral, exacerbée par le contexte (La Princesse de Clèves dénigrée par l'ancien chef de l'Etat, l'histoire-géo devenue optionnelle au bac scientifique, les filières littéraires désertées, etc.). La jeune génération ne connaîtrait pas ses classiques et promènerait joyeusement son ignorance sans éprouver « le besoin de lire Balzac pour apprendre à vivre » (Pierre Nora).
Déploration générale : les profs se plaignent du nivellement par le bas, les grands chefs d'entreprise français constatent un « affaissement du niveau culturel moyen » de leurs recrues (selon une enquête Les Echos-Institut de l'entreprise, 2006). Même le jury de l'ENA, censé brasser la crème des cerveaux, pointait dans son dernier rapport (2010) le « faible niveau » de connaissances des candidats. A terme, c'est le socle de la nation qui serait menacé (autant dire que l'apocalypse n'est pas loin).
Ce serait encore plus terrifiant si une étude scientifique corroborait ces craintes. Or rien ne permet de les mesurer : depuis toujours, le degré de culture générale de la population constitue une « tache aveugle », selon le chercheur en sciences de l'information Bertrand Labasse (université d'Ottawa). En gros, nous ne savons pratiquement rien de ce que les gens savent ou ignorent. D'après une enquête de la Commission européenne, on apprend juste qu'un Français sur quatre continue à penser que le Soleil tourne autour de la Terre. D'autres sondages indiquent que seuls 36 % de nos concitoyens connaîtraient le nom du président de l'Assemblée nationale et qu'à peine 16 % seraient en mesure de citer le nom d'un grand auteur italien. Que disent ces résultats ? A peu près rien.
La notion même de culture générale est une « construction chancelante et chimérique », poursuit Bertrand Labasse (1). Sur le plan académique, « ce n'est pas vraiment une discipline, juste un mot fourre-tout pour désigner différentes épreuves de sélection de concours », note Eric Cobast, professeur en classes prépa : à Sciences-Po, de la philosophie light ; dans d'autres écoles (commerce, infirmiers, journalistes, etc.), un mélange d'histoire, d'actualité et de réflexions personnelles.
Plus largement, on dit souvent que la culture générale ne se définit pas, sinon négativement, comme « ce qui reste quand on a tout oublié » (selon la fameuse formule d'Edouard Herriot). Une poignée de dates clés ou de citations célèbres. Plus un peu de vernis bon marché (voir la prolifération de livres sur le sujet, de La Culture générale pour les nuls, vendue à 450 000 exemplaires, à La Culture générale en huit jours, parue l'an dernier chez Ellipses !).
Ce n'est pas tout à fait vrai : les connaissances jugées essentielles pour bâtir sa culture sont loin d'être choisies au hasard – inutile d'apprendre l'encyclopédie in extenso –, mais correspondent toujours à un « stock de savoirs légitimes » et à une « norme sociale », souligne Bertrand Labasse. « Il y a quelques décennies, par exemple, quelqu'un qui ne "savait pas ses départements" risquait de passer pour un ignare, alors qu'une légère défaillance dans la localisation de Bar-le-Duc ou de La Roche-sur-Yon bénéficierait aujourd'hui de plus de mansuétude. » Le savoir minimal requis par la bonne société évolue avec son temps. Ou selon son territoire (lire l'article C'est comment chez les autres ?). Avec un socle qui demeure sacré au pays de Montaigne : les humanités (lettres, histoire, philosophie).
« En France, les humanités ont toujours été considérées comme le noyau dur de l'enseignement, la substantifique moelle, explique Claude Lelièvre, historien de l'éducation (université Paris-Descartes). Jusqu'à la fin du XIXe siècle, les élèves y consacraient les trois quarts de leur scolarité. Il fallait fréquenter les grands auteurs, se confronter aux chefs-d'œuvre du passé pour discipliner son esprit et acquérir un supplément d'âme. La première agrégation créée à l'université (en 1766) fut naturellement celle de grammaire et de lettres. » Héritage de l'art oratoire des Grecs. Renforcé par les jésuites (les missionnaires avaient été impressionnés par les mandarins chinois, capables d'accéder au pouvoir grâce à leurs connaissances livresques).
Illustration de Corentin Maignien
Une conception du savoir aussi noble qu'arbitraire, reconnaissent les spécialistes de l'éducation. Voire étriquée. Cette culture classique a beau élever l'esprit – et assurer la distinction sociale –, elle néglige une grande part des connaissances actuelles. « Le niveau général en chimie ou en biologie est plus élevé aujourd'hui qu'il y a cent ans, mais ce n'est pas pris en compte », remarque Claude Lelièvre. En cent ans, le champ du savoir a explosé (découvertes scientifiques, naissance de la sociologie, de l'anthropologie, du cinéma...). Nous brassons des domaines dix fois plus vastes. « Si l'on s'en tient à l'ensemble des connaissances que maîtrise chaque personne, nous n'avons jamais été aussi savants », estime Bertrand Labasse. Nous sommes aussi plus nombreux à être passés par les bancs de l'école. Et si nous sommes sans doute individuellement moins lettrés que « l'honnête homme » du XVIIe siècle, nous sommes collectivement beaucoup plus cultivés que la France d'alors.
« La population est globalement plus éduquée, à la différence de nos élites, remarque un chargé de mission au ministère de la Culture. Il y a cinquante ans, un banquier se devait d'avoir une culture classique. Ce temps-là est révolu : les cadres supérieurs lisant plus de vingt livres par an sont deux fois moins nombreux qu'il y a trente ans. Aujourd'hui, les dirigeants n'échangent plus sur le dernier Goncourt, mais se refilent des adresses d'hôtels cinq étoiles aux Maldives. »
Pendant ce temps-là, le reste de la population a développé ses facultés cognitives (tous les dix ans, nous gagnons trois points aux tests psychotechniques, type QI). Nous serions plus intelligents, donc, avec un champ culturel élargi. Et un savoir qui se développe autant à l'école qu'au-dehors. Par les amis, les médias. Et par Internet, évidemment.
Michel Serres vient d'y consacrer un petit essai, dense et iconoclaste, Petite Poucette – il s'amuse de la dextérité du pouce chez les plus jeunes, accrochés à leur portable –, comparant l'époque à la Renaissance. Avec un bouleversement intellectuel radical. « Fin de l'ère du savoir », tranche l'académicien. Plus besoin de se goberger de connaissances puisqu'elles sont disponibles partout, tout le temps, à portée de clic. Il suffirait de bien connaître « approximativement ». Inutile de retenir le nom des poètes de la Pléiade ou de bachoter sur les grandes dates de la IVe République, l'ordinateur s'en charge pour nous. Selon Michel Serres, Internet soulagerait notre mémoire et rendrait notre cerveau plus disponible pour « l'intuition novatrice et vivace ».
« On ne peut plus évaluer un élève sur sa faculté à stocker des connaissances, ajoute l'économiste Dominique Meurs, chercheuse associée à l'Institut national d'études démographiques (INED). Etre cultivé aujourd'hui, c'est savoir passer d'un registre à l'autre, d'une œuvre philosophique à une série télé, pouvoir déchiffrer plusieurs codes, évaluer la valeur d'une information et être capable de la relier aux autres. » Des têtes moins pleines, mais mieux faites, donc. Aux professeurs de s'adapter. En misant moins sur la transmission de connaissances que sur les compétences – au sommet desquelles celle d'« apprendre à apprendre » (savoir se repérer dans le savoir, y piocher ce que l'on cherche).
Cet optimisme pédagogique suscite inévitablement quelques sarcasmes. « On voit que Michel Serres n'enseigne pas dans nos classes, dit une enseignante du collectif Sauver les lettres. Ce qu'on trouve sur Internet, ce sont des informations, pas des connaissances. Sans le savoir de base, les élèves n'ont plus d'ordre de grandeur : il leur suffit de tomber sur une coquille de Wikipédia pour placer sans ciller Napoléon après la Première Guerre mondiale. » « Seuls les meilleurs élèves savent se servir d'Internet, confirme Agnès Joste, professeure de latin-grec au lycée Claude-Monet (Le Havre). Les autres sont submergés et incapables de faire le tri. Cette impuissance les désespère. Il n'y a pas de savoir-faire sans savoir. C'est la mémoire qui fonde la qualité du jugement. »
Les professeurs s'inquiètent en parallèle de la baisse du niveau d'orthographe (prouvée par les études). Un déclin continu depuis les années 1950 (en 2005, le niveau en dictée des élèves de cinquième correspondait à celui des CM2 en 1987). Si le champ du savoir s'est étoffé, l'expression écrite bat de l'aile. Problème de compréhension du vocabulaire, copies décousues. Or comment acquérir une culture ou construire une pensée lorsqu'on ne maîtrise pas les fondamentaux de la langue ?
De nombreux professeurs montent aujourd'hui au front pour revaloriser l'étymologie, la grammaire, l'histoire. Moins pour défendre leur chapelle que pour structurer les esprits. Publié en avril 2012, un ouvrage collectif, Sans le latin (éd. Mille et Une Nuits), réhabilite avec passion la langue de Cicéron contre « une culture froide, nourrie d'obsession technique ». En creux, c'est une vision « utilitariste » de l'école qui est dénoncée. « On ne nous demande plus de forger l'esprit critique de l'élève mais d'assurer son employabilité », résume Agnès Joste. En enseignant le travail en équipe, l'informatique, l'anglais commercial. L'affaire Sciences-Po n'a été qu'une symbolique goutte de ciguë qui a fait déborder le vase. Comme si le mouvement de balancier était allé trop loin. Du monopole des humanités à leur disparition progressive du champ du savoir. Le risque ? Former des techniciens compétents mais sans recul ni mémoire. Bref, la science sans la conscience... On en revient toujours aux classiques.
Lire aussi les points de vue de
Olivier Galland, sociologue, spécialiste des questions de jeunesse
Bernard Stiegler, philosophe, président du groupe de réflexion Ars Industrialis
Pierre Tapie, directeur général de l'Essec, président de la Conférence des grandes écoles
Philippe Forest, écrivain
Polémique à Sciences-Po
Un truc de privilégiés, l'épreuve de culture générale ? C'est l'argument avancé par Sciences-Po : les jeunes qui auraient fréquenté les musées avec leurs parents y obtiendraient de meilleures notes que les autres. Cette discrimination sociale a été plus ou moins confirmée en 2008 par l'Institut national d'études démographiques (Ined) : sur 1 800 candidats aux concours administratifs (IRA), les étudiants issus de l'immigration maghrébine obtiennent un point de moins en dissertation de culture générale. « Il y a un tour de main qui s'apprend dans les familles, analyse Dominique Meurs, en charge de cette étude. Une tournure d'esprit et une forme de confiance en soi qui envoient un signal aux correcteurs et montre que vous connaissez les bons codes. » De l'avis général, les épreuves sur programme – c'est le cas en école de commerce – sont plus équitables. « Faux procès, rétorque le professeur Eric Cobast, qui a formé des milliers de candidats à Sciences-Po. L'épreuve de culture générale de l'IEP Paris n'était qu'une simple dissertation de philosophie, niveau terminale » [dernier sujet en date : « La raison sert-elle de guide en toute circonstance ? »]. Cela revient à dire que la philo est socialement discriminante, ce qui est absurde. » L'argument discriminatoire est d'autant plus difficile à tenir que Sciences-Po a entre-temps renforcé son entretien d'admission et son oral d'anglais (qui favorise ceux qui ont voyagé). La véritable raison de cette suppression ? Pratique : Sciences-Po voulait condenser ses épreuves écrites sur une seule journée...
(1) Lire son passionnant Une dynamique de l'insignifiance (éd. Presses de l'Enssib, Lyon).
La Culture générale en danger ? Le point de vue du sociologue Olivier Galland
Point de vue | Olivier Galland est sociologue, spécialiste des questions de jeunesse.
Le 01/06/2012 à 17h46
Olivier Galland
Olivier Galland. Illustration de Corentin Maignien, CC
La polémique autour du concours de Sciences-Po n'a rien d'étonnant. D'une certaine manière, l'Institut d'études politiques de Paris a bâti sa réputation sur le niveau de culture générale de ses étudiants. Mais il faut reconnaître que ce type d'épreuve de dissertation, d'une façon plus large, induit un mécanisme de discrimination. Il y a une inégalité liée à la socialisation familiale.
Le système éducatif français est très soucieux de la maîtrise des codes culturels, privilégie toujours les matières académiques et vit dans l'obsession du classement. Or ce modèle élitiste n'est plus adapté à la massification de l'enseignement scolaire. En regardant les exemples étrangers, on constate que d'autres modèles, plus équitables, permettent aux élèves de parvenir un niveau équivalent, sinon meilleur.
Si on vise la réussite de tous les élèves, on ne peut plus s'en tenir à une conception étriquée du savoir, une conception traditionnelle fondée sur les humanités. Il ne faut pas classer les étudiants selon leur culture générale, mais faire une véritable révolution culturelle, réconcilier les jeunes et l'école, les intéresser davantage à la société, leur apprendre à travailler en groupe, à réfléchir sur leurs préoccupations (sans basculer non plus dans le "jeunisme"). Beaucoup de professeurs redoutent que cela ne dévalorise l'éducation, mais cette crainte est totalement infondée.
La Culture générale en danger ? Le point de vue du philosophe Bernard Stiegler
Point de vue | Bernard Stiegler est philosophe, président du groupe de réflexion Ars Industrialis.
Le 01/06/2012 à 17h51
Bernard Stiegler
Bernard Stiegler. Illustration de Corentin Maignien, DR
Je n'aime pas tellement cette expression de « Culture générale ». On y entend toujours une sorte de vernis social et culturel. C'est une appellation édulcorée pour parler de l'universel. L'universel est une question majeure posée à l'école et à l'industrie du savoir : comment accéder à une vision synthétique des connaissances ? A cette position qui vous permet de penser à un niveau général, supérieur ?
Aujourd'hui, de plus en plus d'ingénieurs ou de biologistes ne connaissent plus l'histoire de leur discipline. Ce sont des scientifiques sans esprit critique. Des « prolétaires de très haut niveau », des techniciens facilement manipulables ; ils sont informés par Internet mais ne possèdent pas le savoir. Il n'y rien de plus dangereux. Il faut retrouver un rapport critique à l'écriture, qu'on soit archéologue, géomètre ou juriste.
A l'Université de technologie de Compiègne (UTC), où j'enseigne, nous lançons en septembre 2012 une nouvelle formation d'ingénieurs, en renforçant justement l'enseignement en sciences humaines et en philosophie, pour ouvrir l'esprit de nos étudiants, leur faire connaître l'histoire des techniques, leur permettre de penser non plus selon leur discipline, mais au nom de l'intérêt général.
La Culture générale en danger ? Le point de vue du directeur général de l'Essec, Pierre Tapie
Point de vue | Pierre Tapie, directeur général de l'Essec, préside la Conférence des grandes écoles.
Le 01/06/2012 à 17h55
Pierre Tapie
Pierre Tapie. Illustration de Corentin Maignien, DR
La décision de Sciences-Po de supprimer la dissertation de Culture générale pose une question : doit-on faire des épreuves avec ou sans programme ? Il est évident que les épreuves sans programme créent un handicap social certain, misant sur votre capital culturel, selon que vous êtes bien ou mal nés. Il y a un biais social significatif.
Après, sur le plan académique, il n'est pas incongru de demander à de futurs hommes politiques, diplomates ou cadres dirigeants un bon niveau de culture générale. Cela correspond à leur formation. Socialement, la décision de Sciences-Po aurait été plus cohérente si l'oral d'anglais avait été supprimé en même temps : les jeunes qui passent un mois en pays anglophone chaque été sont évidemment favorisés par rapport à ceux qui tiennent pendant ce temps-là les murs de la cité !
Cette question de la discrimination se pose particulièrement pour la sélection post-bac, là où l'inégalité est la plus forte entre ceux qui ont fréquenté les lycées privilégiés et les autres. Il y a deux points d'écart au bac entre les boursiers et les non-boursiers. Une différence beaucoup plus grande qu'aux concours des grandes écoles qui sélectionnent à Bac+2. On constate que 75% du handicap social se résorbe dans les deux années de classes préparatoires.
La Culture générale en danger ? Le point de vue de l’écrivain Philippe Forest
Point de vue | Philippe Forest est écrivain (dernier roman paru : “Le Siècle des nuages”).
Le 01/06/2012 à 18h00
Philippe Forest
Philippe Forest. Illustration de Corentin Maignien, DR
Il y a très longtemps, au siècle dernier, après avoir fait mes études à l'Institut d'études politiques de Paris et tandis que je préparais ma thèse de littérature à la Sorbonne, j'ai donné pendant un ou deux ans des cours de culture générale dans des établissements qui préparaient à l'examen d'entrée à Sciences Po. J'ai tiré de ces cours une série d'ouvrages de vulgarisation parus aux éditions Marabout dont un livre intitulé 50 mots clés de la culture générale contemporaine.
Ce sont des livres qui ressemblent assez peu à ceux que j'ai écrits par la suite, les essais d'histoire ou de théorie littéraires que j'ai signés au Seuil ou chez Cécile Defaut, mes romans qui ont paru chez Gallimard. A tel point que la Bibliothèque Nationale m'a demandé si tous ces livres étaient bien l'œuvre d'un seul et même Philippe Forest! C'est le cas et je ne renie aucunement ces vieux ouvrages. Je ne me prononce pas sur leur qualité bien sûr – ils étaient le fait d'un très jeune homme qui cherchait surtout à se cultiver lui-même – mais, sur le principe, je trouve qu'il n'y a absolument rien de déshonorant à entreprendre de faire servir la philosophie, la littérature, l'histoire pour penser d'une manière simple et lisible les grandes questions de notre présent. C'est ce que font – ou que devraient faire – les professeurs, les journalistes, les intellectuels.
J'avais mis en épigraphe de mes 50 mots clés, il y a vingt ans, cette formule de Montaigne prise dans ses Essais et qui me paraît être la meilleure définition que l'on puisse donner de la culture générale : « Un peu de chaque chose, et rien du tout, à la française ». Bien sûr, et j'en avais déjà conscience comme tout le monde lorsque j'étais étudiant rue Saint Guillaume, on peut adresser beaucoup de critiques à cette discipline. L'art fameux du plan en deux parties exige, quel que soit le sujet, qu'on ne cite d'abord Sartre que pour donner raison ensuite à Raymond Aron. La dissertation de culture générale est un exercice très rhétorique et assez idéologique. C'est vrai. Mais il faudrait être très idiot, très peu lucide et tout à fait arrogant pour ne pas réaliser qu'il en va exactement de même de la dissertation de philosophie ou de littérature aux concours de Normale Sup ou de l'agrégation! On voit toujours la paille dans l'œil de son voisin...
Tout cela est très loin derrière moi. Donc je n'ai pas suivi dans le détail la récente réforme qui a abouti à la disparition de l'épreuve de culture générale à Sciences Po. Néanmoins, d'après ce que je sais, je l'interprète comme un signe parmi d'autres d'une évolution qui me paraît très inquiétante. Aux concours administratifs, la dissertation avait déjà été souvent remplacée par des épreuves de QCM qui en dénaturaient déjà complètement l'esprit et qui tenaient du jeu télévisé et du test pour magazine féminin.
Je crois que la culture générale a désormais complètement disparu au programme de ces concours. A l'agrégation, on a introduit une épreuve dont l'intitulé seul laisse assez rêveur : un oral où l'on demande aux candidats de faire la preuve qu'ils sont désireux et capables d'agir en fonctionnaires responsables au service de l'Etat. De plus en plus, quand les recrutements sur contrat (dont on sait qu'ils sont l'instrument grâce auquel les administrations, les collectivités territoriales pratiquent le népotisme le plus systématique) n'ont pas remplacé dans les faits les recrutements sur concours, on introduit comme épreuve essentielle de sélection l'examen du dossier personnel et un entretien destiné à évaluer la motivation des postulants à un emploi, entretien qui ressemble à s'y méprendre aux procédures en vigueur dans les entreprises du privé.
Au lieu de demander à un individu de faire la preuve qu'il est capable de penser un peu une question générale en mobilisant deux ou trois références et en développant une ou deux idées, on exige de lui qu'il excelle dans une sorte de jeu de rôle un peu pitoyable en faisant mousser son CV, ses aptitudes sportives à la planche à voile et la grandeur d'âme qui la conduit à s'investir dans le militantisme, l'action associative et l'engagement caritatif. Qui est vraiment dupe de ce genre de numéro ? Afin d'obtenir un emploi ou de poursuivre ses études, chacun se trouve mis dans l'obligation très humiliante de se faire le publicitaire du produit en lequel il est forcé de se transformer selon une rhétorique promotionnelle qui est celle-là même qui décide de toutes les fausses valeurs triomphantes d'aujourd'hui.
On prétend supprimer l'épreuve de culture générale parce que, sous couvert d'humanités et de belles-lettres, celle-ci serait un instrument de sélection idéologique et sociale. Mais ce par quoi on la remplace produit des effets plus pernicieux encore en conduisant à évaluer les individus en fonction de leur soumission à un autre modèle dont, étrangement, personne ne paraît mettre en cause le bien-fondé. On demande aux individus de se vendre en produisant une image d'eux-mêmes obtenue selon les règles d'une sorte de campagne d'auto-marketing. Il s'agit bien de donner des gages de conformité et de soumission. Et de telles méthodes, bien entendu, ne visent qu'à couvrir, dans la réalité concrète, la mise en place d'un système de cooptation - sociale, politique, idéologique- où plus aucun contrôle objectif ne peut s'exercer sur l'arbitraire des recrutements. Tout cela se fait littéralement à la tête du client !
Dans de telles conditions, et avec toutes les critiques que l'exercice appelle, il me semble qu'il était bien préférable de demander aux candidats de commenter une citation de Montaigne, de Voltaire, de Rousseau, de Sartre – ou même de Raymond Aron. J'en viens à éprouver une certaine nostalgie et même de la tendresse pour ce que l'on nommait autrefois la culture générale.
Culture générale : c’est comment chez les autres ?
Enquête |
Télérama
Le 01/06/2012 à 17h21
Agnès Catherine Poirier, Olivier Tesquet, Lorraine Rossignol
Illustration de Corentin Maignien
En Grande-Bretagne, la notion de culture générale surprend. L'éducation britannique, et surtout anglaise, n'a jamais eu comme ambition de former des citoyens éclairés, mais plutôt des sujets de Sa Majesté et de fidèles administrateurs de l'Empire, sociables, avec un bagage de connaissances visant à l'efficacité. L'expression même n'existe pas. Il faut dire que là-bas l'enseignement des langues étrangères est facultatif dès la troisième. A 14 ans, on choisit ses trois meilleures matières (les plus doués en choisissent parfois cinq) et on s'y tient jusqu'à l'examen de sortie du secondaire, les A-levels, l'antithèse du baccalauréat. Ce système produit des spécialistes soucieux de ne surtout pas sortir de leur sphère ; toute tentative de théoriser y est moquée. Détail révélateur, la philosophie ne fait pas partie des matières du secondaire. La culture, vernis social, est réservée aux héritiers ou aux doués, à ces 0,2 % d'une classe d'âge qui passent par « Oxbridge » (Oxford et Cambridge), comme Boris Johnson, maire de Londres. Ayant étudié les lettres classiques à Oxford, il manie les références à l'Antiquité avec les journalistes, qui débarquent armés d'un dictionnaire pour déchiffrer ses propos... On s'en amuse ici avec curiosité. « En Angleterre, la culture générale est un truc d'aristocrates excentriques », a confié un confrère.
Agnès Catherine Poirier
Aux Etats-Unis, il a la peau dure, le cliché des Américains nuls en géographie, incapables de placer les pays du monde sur une carte. Dans une nation qui érige les self-made-men en héros, le système éducatif est surtout là pour façonner des individus efficaces. L'enseignement est très américano-centré, le tronc commun réduit à sa plus simple expression – et le lycée n'encourage pas vraiment le développement du « general knowledge ». L'histoire internationale, par exemple, n'a droit qu'à six petits mois dans le cursus des élèves. Et le SAT, l'équivalent du baccalauréat, ne porte que sur trois matières : la grammaire, les mathématiques et les sciences. Pour approfondir la réflexion, il faut se rendre sur les richissimes campus de la « Ivy League » (tous situés sur la côte Est), où l'esprit humaniste a laissé quelques traces (le PhD, qui désignait, avant d'être élargi à tous les domaines, un doctorat en philosophie, a fait son apparition à Harvard ou à Yale dès la fin du XIXe siècle). Encore faut-il pouvoir payer le prix de la connaissance : aux Etats-Unis, une année universitaire peut coûter plusieurs dizaines de milliers de dollars...
Olivier Tesquet
En Allemagne, « pas question d'accumuler passivement des connaissances, nulle idée d'un corpus de "choses à savoir", explique l'essayiste Béatrice Durand, installée depuis longtemps à Berlin. La "Bildung", dont la tradition remonte au protestantisme, est un processus : tout ce que l'on apprend au cours d'une vie, au contact des œuvres d'art notamment, doit transformer un individu. Ce qui compte, c'est ce que l'on fait de sa culture. En France, au contraire, il semble qu'on ait perdu de vue la finalité de cette culture générale et qu'elle ne soit plus qu'une affaire de vernis social. Si les Français savaient à quel point cela fait hurler de rire les Allemands, l'idée de cette grandeur passée de la France ! Pour eux, "la grande nation" n'est en fait que le petit coq gaulois ».
Propos recueillis par Lorraine Rossignol
Références web
http://www.telerama.fr/idees/culture-generale-c-est-comment-chez-les-autres,82392.php