SEUL AVEC TOUS (Thème 2019-2020)

Extrait DU B.O. de l'Education Nationale

Thème n°2 - Seuls avec tous

Problématique

« Moi seule, et c'est assez ! » : par cette affirmation, la terrible Médée répond à sa confidente qui lui demande ce qui lui restera une fois son forfait accompli. Deux siècles après Corneille, Balzac reprend ces mots pour les mettre dans la bouche de la coquette duchesse de Langeais. Cette citation devient ainsi l'expression d'un égoïsme forcené qui, pour une part, caractérise nos sociétés contemporaines parfois taxées d'individualisme. À l'opposé, on entend le slogan scandé par des groupes de toute nature - rassemblements sportifs, associatifs, politiques, etc. - : « Tous ensemble ! ». Ces deux exclamations expriment deux comportements que chacun de nous peut ponctuellement ou durablement adopter.

C'est tantôt l'individu qui s'impose, avec ses enjeux personnels, ses impératifs identitaires, ses désirs égoïstes ; c'est tantôt le groupe qui permet d'exister, de se construire dans une collectivité, une communauté. La langue française saisit la totalité selon deux pronoms indéfinis à la valeur bien différente : « chacun » rend compte d'un ensemble sur un mode distributif quand « tous » ne saisit le groupe que de façon indistincte.

Si l'individu court le risque de se diluer dans le groupe, d'y perdre son originalité et sa liberté, inversement la société lui permet de maîtriser ses passions, de réguler ses excès et le groupe lui donne la puissance de l'action collective. En parlant d'une même voix, en unissant les énergies, le groupe gagne en cohérence et en efficacité. Le collectif est ainsi un moteur dans les domaines politiques, économiques, sociaux et artistiques. Aujourd'hui, les structures participatives, associatives, coopératives, mutuelles, donnent l'avantage à des usages partagés.

Comment conjuguer des forces et des intérêts divers dans une action et une existence communes, mais aussi, comment respecter les particularités d'individus, de personnes essentiellement singulières ?

Mots clés

- société, collectivité, communauté, classes sociales, gouvernement, assemblée, syndicat, collectivisme, propriété, forum, agora, Cité, groupe, famille, équipe, foule, clan, secte, bande, gang, tribu, amis, pairs ;

- intérêt général, partage, mutualisation, coopération, fédération, cohésion, collectif, communion, contribution, alliance, synergie, collaboration, entraide, économie participative, colocation, covoiturage, projet participatif, encyclopédies, réseau, flash mob, fab-lab ;

- individu, personne, sujet, identité, idiosyncrasie, libre-arbitre, distinction, originalité, excentricité, altruisme, générosité, tolérance, égoïsme, individualisme, égocentrisme, marginalité, conformisme, exclusion, isolement, indifférence, misanthropie, dissidence, résistance.

Expressions : brebis galeuse / bouc émissaire / forte tête / tour d'ivoire / esprit d'équipe / faire chorus / se mettre au diapason / « Un pour tous, tous pour un » / chacun pour soi / mouton de Panurge / vox populi / E pluribus unum / in varietate concordia, etc.

Bibliographie

Ces indications ne sont en aucun cas un programme de lectures. Elles constituent des pistes et des suggestions pour permettre à chaque enseignant de s'orienter dans la réflexion sur le thème et d'élaborer son projet pédagogique.

Littérature

Margaret Atwood, La Servante écarlate

J.G. Ballard, Sécheresse, I.G.H.

Charles Baudelaire, « Les Foules », « Le Peintre de la vie moderne »

Aurélien Bellanger, Le grand Paris

Karen Blixen, Le Dîner de Babette

Albert Camus, L'Étranger

Emmanuel Carrère, D'autres vies que la mienne

Blaise Cendrars, Les Pâques à New-York, La Main coupée

Pierre Corneille, Horace

Laurence Cossé, La grande arche

Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski, Le Rêve d'un homme ridicule

John Dos Passos, Manhattan Transfer

Maurice Druon, Joseph Kessel, « Le chant des partisans »

Bret Easton Ellis, Moins que zéro

Dave Eggers, Le cercle

Annie Ernaux, Les Années

Gustave Flaubert, L'Éducation sentimentale, IIIe partie

Anna Gavalda, Ensemble c'est tout

Nicolas Gogol, « Le Manteau »

Vassili Grossman, Vie et destin

Jean-Michel Guenassia, Le Club des incorrigibles optimistes

Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires

Victor Hugo, Les Misérables, L'Homme qui rit

Pierre Jourde, La première pierre

Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde

J.M.G Le Clézio, Alma

Alain Mabanckou, Petit piment

Guy de Maupassant, « Boule de Suif »

Laurent Mauvignier, Dans la foule

Hubert Mingarelli, Quatre soldats

Molière, Le Misanthrope

George Orwell, 1984

Edgar Allan Poe, « L'homme des foules », Nouvelles histoires extraordinaires

Joël Pommerat, Ma chambre froide

Sylvain Prudhomme, Les Grands

François Rabelais, « Comment Panurge fit noyer en mer le marchand et ses moutons », in Le Quart Livre

Jean Rolin, L'Organisation

Jules Romains, La Vie unanime

Jean-Christophe Rufin, Check-point

Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes

Boualem Sansal, 2084 : la fin du monde

Sophocle, Antigone

Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie

Villiers de l'Isle-Adam, « Vox populi », « Impatience de la foule », in Contes cruels

Éric Vuillard, 14 juillet

Émile Zola, Germinal

Essais

Zygmunt Bauman, La Vie liquide

Antonio Cassili, Les Liaisons numériques : vers une nouvelle sociabilité

Marie Cornu, Fabienne Orsi et Judith Rochfeld (dir.), Dictionnaire des biens communs 

Denis Diderot, « Droit naturel », in Encyclopédie

Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique

Norbert Elias, La Société des individus

Sigmund Freud, « Psychologie des foules et analyse du Moi », in Essais de Psychanalyse

Alexandre Gefen, « Ce que les réseaux font à la littérature. Réseaux sociaux, microblogging et création », Itinéraires (http://journals.openedition.org/itineraires/2065)

René Girard, Le Bouc émissaire

Thomas Hobbes, Léviathan (chapitre XIII)

Jacques Ion, S'engager dans une société d'individus

Laurence Kaufmann et Danny Trom, Qu'est-ce qu'un collectif ? Du commun au politique

Gustave Le Bon, Psychologie des foules

Gilles Lipovetsky, L'ère du vide. Essai sur l'individualisme contemporain

Karl Marx, Manifeste du parti communiste

Jules Michelet, Histoire de la Révolution française (livre III, chapitre XII)

Olivier Remaud, Solitude volontaire

Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes

François de Singly, Libres ensemble. L'individualisme dans la vie commune

Tzvetan Todorov, La Vie commune

Sherry Turkle, Seuls ensemble. De plus en plus de technologies de moins en moins de relations humaines

Films

Jacques Becker, Le Trou

Bernardo Bertolucci, Le Conformiste

Robin Campillo, 120 battements par minute

Francis Ford Coppola, Le Parrain

Luc et Jean-Pierre Dardenne, Deux jours, une nuit

Jean Duvivier, La Belle Équipe

Sergueï Eisenstein, La Grève

Léa Fehner, Les Ogres

Terry Gilliam, Brazil

Cédric Klapisch, L'Auberge espagnole

Stanley Kubrick, Full Metal Jacket

Ken Loach, La Part des anges

Jean-Pierre Melville, L'Armée des ombres

Ray Müller, Leni Riefenstahl, le Pouvoir des images

Gleb Panfilov, Je demande la parole

Alan Parker, Pink Floyd : The Wall

Sean Penn, Into the wild

Gianfranco Rosi, Fuocoammare, par-delà Lampedusa

Matt Ross, Captain Fantastic

Steven Spielberg, Il faut sauver le soldat Ryan

Alain Tanner, La Salamandre

Lars von Trier, Dogville

King Vidor, La Foule

Thomas Vinterberg, La Communauté

Luchino Visconti, La Terre tremble

Orson Welles, Le Procès

Séries

David Simon et Ed Burns, Sur écoute

David Simon et Eric Overmyer, Treme

Brian Yorker, 13 Reasons Why

Arts plastiques

Écoles, ateliers : École de Paris, Bauhaus..., ateliers de peintres de Titien à Andy Warhol...

Scènes de genre :

Fêtes et repas : Brueghel l'ancien, Le Repas de noces ; Jan Steen, La joyeuse famille ; Jean-Baptiste Greuze, Le Gâteau des Rois ; Auguste Renoir, Bal du Moulin de la Galette, Le déjeuner des canotiers ; Peder Kroyer, Hip, hip, Hurrah ! ; Daniel Spoerri, Repas hongrois, tableau-piège...

Compagnies militaire :  Frans Hals et Pieter Codde, De magere compagnie (La Compagnie de Reinier Real) ; Rembrandt, La Compagnie de Frans Banning Cocq et Willem van Ruytenburch, dite la Ronde de nuit...

Scènes de bataille : Baron Gérard, Austerlitz, Entrée d'Henri IV à Paris ; Horace Vernet, Bataille de Bouvines

Tableaux d'Histoire : Jacques-Louis David, Le serment du jeu de Paume ; Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple ; James Ensor, L'Entrée du Christ à Bruxelles

Jugements derniers : tympans des cathédrales Sainte-Foy de Conques, Saint-Pierre de Moissac, Saint-Lazare d'Autun... ; polyptique de Roger Van der Weyden, triptyques de Fra Angelico, de Jérôme Bosch ; fresques de Michel Ange à la chapelle Sixtine, de Tintoret au Palais des doges ; tableaux de Pierre Paul Rubens...

Photographies de Andreas Gursky, Martin Parr, Massimo Vitali, Michael Wolf

Pour réfléchir au thème

 

Seul avec tous : “La solitude est un rempart contre l’isolement”

ParJean-Marie Durand
- 13/11/17 15h17
 
Dans son essai, “Solitude volontaire”, le philosophe Olivier Remaud réexamine la pratique de la solitude en la rattachant à volonté de participer à la vie sociale. Seuls et tous ensemble.

A la différence de la “servitude volontaire”, dont La Boétie identifiait en 1574 les pernicieux mécanismes à l’œuvre en chacun des hommes, la solitude volontaire invite à un usage pratique de la liberté et de la critique sociale. “Une expérience de la liberté et un ressort critique” : c’est l’hypothèse que fait le philosophe Olivier Remaud dans son essai Solitude volontaire, réflexion stimulante sur ce besoin de disparaître, souvent associé à un désir de retrait de la vie de la cité, alors même qu’il faudrait le comprendre comme un désir d’inclusion, de participation, simplement décalée, à la communauté humaine. Dans un retournement de la volonté même, la solitude s’oppose à la servitude en ce qu’elle cherche à se prémunir de ses effets cachés : être seul, c’est d’une certaine manière s’accrocher à l’idée de sa liberté.

Se pourrait-il que la solitude volontaire soit une modalité de la vie en société ?”, se demande l’auteur. “Et que cette modalité de la vie en société soit aussi celle qui nous permette de jouir pleinement de la solitude ?” De bout en bout de sa réflexion, Olivier Remaud tire ce fil a priori paradoxal : nous pouvons à la fois vouloir couper avec l’ordre social et ne pas couper avec la présence insistante de la société. Comment lâcher la société et la rattraper quasiment dans un même élan ? En assumant la solitude comme un moment intense mais éphémère, comme la condition de possibilité d’un réinvestissement dans des pratiques collectives.

Olivier Remaud, philosophe

Afin d’étayer sa réflexion, l’auteur analyse l’œuvre célèbre d’Henry David Thoreau, Walden, dont on remarquera au passage qu’elle obsède depuis plusieurs années nos contemporains (les essais sur Thoreau se multiplient, comme un indice de la réactivation de sa légende). Comme si la pensée cosmique, quasi mystique et libertaire de Thoreau résonnait plus que jamais dans une époque travaillée par le motif de la fuite, de la remise en cause des logiques sociales rigides, d’une utopie écologique, d’un désir partagé de rejoindre une cabane dans les bois, loin du tumulte harassant du monde social.

Thoreau et la solitude, “une fiction utile”

Mais, ce qu’Olivier Remaud met parfaitement en lumière, c’est combien la pensée de Thoreau est plus ambivalente qu’on ne le dit souvent : le modèle que le philosophe américain du XIXe siècle défend est autant celui d’une vie déconnectée que celui d’une vie connectée. C’est dans cet entre-deux, plutôt que dans une opposition frontale entre deux modes de vie, que la puissance de sa pensée se déploie. Car s’il quitte en 1845 sa ville, Concord, pour s’installer dans une cabane perdue dans les bois, si l’écrivain est devenu le symbole de l’ascète, une sorte d’ermite légendaire, il ne faut pas oublier que la solitude de Thoreau relevait au fond d’une pure mise en scène.

Il faut prendre au sérieux la feinte de Thoreau”, estime Olivier Remaud. “Sa feinte n’est pas une tromperie ; c’est un dispositif de la volonté, une dramaturgie du pas de côté“ ? En rejoignant une cabane, il s’éloigne certes de la société, mais sans couper avec elle. “Dans sa cabane, il mûrit son esprit et clarifie ses opinions ; il regarde le monde qui l’entoure ; il s’approche des objets, des expériences, des idées ; sa solitude est une fiction utile”, estime Remaud.

Henry David Thoreau, auteur de Walden

Le solitaire ne se coupe jamais vraiment de la société

Thoreau n’accomplit donc aucun tour du monde. Il se contente de faire un pas de côté dans la forêt la plus proche de chez lui. Walden n’est que “le récit d’un sédentaire qui désapprouve l’hystérie du voyage”, un peu comme Claude Lévi-Strauss, anthropologue voyageur qui n’aimait pas les voyages et les explorateurs. “Mais le résultat est le même”, explique Remaud. Rompant avec ses habitudes, se tournant vers ses espaces intérieurs, Thoreau “propose à ses concitoyens de se considérer comme des étrangers dans leur contrée et d’adopter l’esprit d’un voyageur qui ne voyage pas”.

Une hygiène de l’esprit

Sous influence de Thoreau, la grande idée qui traverse Solitude volontaire est donc que le solitaire ne se coupe jamais vraiment de la société. Il revient toujours dans le jeu social à un moment ou un autre. Ce qui pousse au désir de solitude procède d’ailleurs souvent d’une sorte d’hygiène de l’esprit. “La solitude est aussi nécessaire à la société que le silence au langage, l’air aux poumons et la nourriture au corps”, écrit Remaud, rappelant la distinction que Hannah Arendt établissait déjà entre l’isolement, la solitude et la désolation. Alors que l’isolement est une forme de déracinement et que l’homme désolé est un homme abandonné, “la solitude est un rempart contre l’isolement et la désolation“.

Au fond, la vraie question reste de trouver le bon usage, c’est-à-dire le bon dosage, de la solitude. Cet usage oscille entre deux écueils : soit on n’attend rien de la solitude et l’oisiveté finit par être insupportable ; soit on attend trop de la solitude et la désillusion s’avère cruelle. “Personne ne devient parfait en disparaissant“.

La pensée de Montaigne nous éclaire sur ce point. Le philosophe affectionnait la solitude sans pour autant mépriser le genre humain. Pour lui, il importe de se réserver une arrière-boutique, “toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établissions notre vraie liberté et principale retraite et solitude”. La plus grande chose du monde, pour Montaigne, c’est de “savoir être à soi”. Où et comment être à soi ? Dans la solitude. Mais celui qui recherche la solitude pour être à lui n’a-t-il pas besoin d’être “déjà à lui pour endurer la solitude“ ? C’est dans l’arrière-boutique de Montaigne que cet “être à soi” peut se déployer.

Afin d’être à soi, il convient de quitter régulièrement la boutique, c’est-à-dire la société, et de s’installer dans l’arrière-boutique. Une porte sépare la boutique de l’arrière-boutique, rien de plus. “Dans l’arrière-boutique, l’âme peut devenir plus intègre ; elle pense à elle-même ; elle n’est plus obligée d’épouser la société“. Mais prendre congé ne signifie par dire adieu. Montaigne propose de dénouer simplement “les liens qui blessent aux points où ils s’attachent, car ils sont souvent trop serrés“. Dénouer, ce n’est  donc pas couper.

L’essai d’Olivier Remaud nous invite donc à comprendre que la solitude est toujours un détour salutaire. Elle ramène vers la société, elle rend plus clairvoyant et plus serein le citoyen, elle procure des forces nouvelles. “Le pas de côté dans la nature se justifie parce que la nature n’est pas la société ; et le retour dans la société s’explique parce que le pas de côté dans la nature le rend possible“, écrit l’auteur. Marque d’une vie réfléchie, plutôt que d’une vie renonçant à ce qui motive ses richesses civiques, la solitude volontaire nous appelle tous : c’est dans nos cabanes,  “lieu où la nature et la société s’accordent“, que se fomentent les rêves collectifs les plus intenses. Seul pour revivre mieux à plusieurs.

Solitude volontaire, d’Olivier Remaud, (Albin Michel)

Logon