« Moi seule, et c'est assez ! » : par cette affirmation, la terrible Médée répond à sa confidente qui lui demande ce qui lui restera une fois son forfait accompli. Deux siècles après Corneille, Balzac reprend ces mots pour les mettre dans la bouche de la coquette duchesse de Langeais. Cette citation devient ainsi l'expression d'un égoïsme forcené qui, pour une part, caractérise nos sociétés contemporaines parfois taxées d'individualisme. À l'opposé, on entend le slogan scandé par des groupes de toute nature - rassemblements sportifs, associatifs, politiques, etc. - : « Tous ensemble ! ». Ces deux exclamations expriment deux comportements que chacun de nous peut ponctuellement ou durablement adopter.
C'est tantôt l'individu qui s'impose, avec ses enjeux personnels, ses impératifs identitaires, ses désirs égoïstes ; c'est tantôt le groupe qui permet d'exister, de se construire dans une collectivité, une communauté. La langue française saisit la totalité selon deux pronoms indéfinis à la valeur bien différente : « chacun » rend compte d'un ensemble sur un mode distributif quand « tous » ne saisit le groupe que de façon indistincte.
Si l'individu court le risque de se diluer dans le groupe, d'y perdre son originalité et sa liberté, inversement la société lui permet de maîtriser ses passions, de réguler ses excès et le groupe lui donne la puissance de l'action collective. En parlant d'une même voix, en unissant les énergies, le groupe gagne en cohérence et en efficacité. Le collectif est ainsi un moteur dans les domaines politiques, économiques, sociaux et artistiques. Aujourd'hui, les structures participatives, associatives, coopératives, mutuelles, donnent l'avantage à des usages partagés.
Comment conjuguer des forces et des intérêts divers dans une action et une existence communes, mais aussi, comment respecter les particularités d'individus, de personnes essentiellement singulières ?
- société, collectivité, communauté, classes sociales, gouvernement, assemblée, syndicat, collectivisme, propriété, forum, agora, Cité, groupe, famille, équipe, foule, clan, secte, bande, gang, tribu, amis, pairs ;
- intérêt général, partage, mutualisation, coopération, fédération, cohésion, collectif, communion, contribution, alliance, synergie, collaboration, entraide, économie participative, colocation, covoiturage, projet participatif, encyclopédies, réseau, flash mob, fab-lab ;
- individu, personne, sujet, identité, idiosyncrasie, libre-arbitre, distinction, originalité, excentricité, altruisme, générosité, tolérance, égoïsme, individualisme, égocentrisme, marginalité, conformisme, exclusion, isolement, indifférence, misanthropie, dissidence, résistance.
Expressions : brebis galeuse / bouc émissaire / forte tête / tour d'ivoire / esprit d'équipe / faire chorus / se mettre au diapason / « Un pour tous, tous pour un » / chacun pour soi / mouton de Panurge / vox populi / E pluribus unum / in varietate concordia, etc.
Ces indications ne sont en aucun cas un programme de lectures. Elles constituent des pistes et des suggestions pour permettre à chaque enseignant de s'orienter dans la réflexion sur le thème et d'élaborer son projet pédagogique.
Littérature
Margaret Atwood, La Servante écarlate
J.G. Ballard, Sécheresse, I.G.H.
Charles Baudelaire, « Les Foules », « Le Peintre de la vie moderne »
Aurélien Bellanger, Le grand Paris
Karen Blixen, Le Dîner de Babette
Albert Camus, L'Étranger
Emmanuel Carrère, D'autres vies que la mienne
Blaise Cendrars, Les Pâques à New-York, La Main coupée
Pierre Corneille, Horace
Laurence Cossé, La grande arche
Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski, Le Rêve d'un homme ridicule
John Dos Passos, Manhattan Transfer
Maurice Druon, Joseph Kessel, « Le chant des partisans »
Bret Easton Ellis, Moins que zéro
Dave Eggers, Le cercle
Annie Ernaux, Les Années
Gustave Flaubert, L'Éducation sentimentale, IIIe partie
Anna Gavalda, Ensemble c'est tout
Nicolas Gogol, « Le Manteau »
Vassili Grossman, Vie et destin
Jean-Michel Guenassia, Le Club des incorrigibles optimistes
Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires
Victor Hugo, Les Misérables, L'Homme qui rit
Pierre Jourde, La première pierre
Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde
J.M.G Le Clézio, Alma
Alain Mabanckou, Petit piment
Guy de Maupassant, « Boule de Suif »
Laurent Mauvignier, Dans la foule
Hubert Mingarelli, Quatre soldats
Molière, Le Misanthrope
George Orwell, 1984
Edgar Allan Poe, « L'homme des foules », Nouvelles histoires extraordinaires
Joël Pommerat, Ma chambre froide
Sylvain Prudhomme, Les Grands
François Rabelais, « Comment Panurge fit noyer en mer le marchand et ses moutons », in Le Quart Livre
Jean Rolin, L'Organisation
Jules Romains, La Vie unanime
Jean-Christophe Rufin, Check-point
Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes
Boualem Sansal, 2084 : la fin du monde
Sophocle, Antigone
Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie
Villiers de l'Isle-Adam, « Vox populi », « Impatience de la foule », in Contes cruels
Éric Vuillard, 14 juillet
Émile Zola, Germinal
Essais
Zygmunt Bauman, La Vie liquide
Antonio Cassili, Les Liaisons numériques : vers une nouvelle sociabilité
Marie Cornu, Fabienne Orsi et Judith Rochfeld (dir.), Dictionnaire des biens communs
Denis Diderot, « Droit naturel », in Encyclopédie
Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique
Norbert Elias, La Société des individus
Sigmund Freud, « Psychologie des foules et analyse du Moi », in Essais de Psychanalyse
Alexandre Gefen, « Ce que les réseaux font à la littérature. Réseaux sociaux, microblogging et création », Itinéraires (http://journals.openedition.org/itineraires/2065)
René Girard, Le Bouc émissaire
Thomas Hobbes, Léviathan (chapitre XIII)
Jacques Ion, S'engager dans une société d'individus
Laurence Kaufmann et Danny Trom, Qu'est-ce qu'un collectif ? Du commun au politique
Gustave Le Bon, Psychologie des foules
Gilles Lipovetsky, L'ère du vide. Essai sur l'individualisme contemporain
Karl Marx, Manifeste du parti communiste
Jules Michelet, Histoire de la Révolution française (livre III, chapitre XII)
Olivier Remaud, Solitude volontaire
Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes
François de Singly, Libres ensemble. L'individualisme dans la vie commune
Tzvetan Todorov, La Vie commune
Sherry Turkle, Seuls ensemble. De plus en plus de technologies de moins en moins de relations humaines
Films
Jacques Becker, Le Trou
Bernardo Bertolucci, Le Conformiste
Robin Campillo, 120 battements par minute
Francis Ford Coppola, Le Parrain
Luc et Jean-Pierre Dardenne, Deux jours, une nuit
Jean Duvivier, La Belle Équipe
Sergueï Eisenstein, La Grève
Léa Fehner, Les Ogres
Terry Gilliam, Brazil
Cédric Klapisch, L'Auberge espagnole
Stanley Kubrick, Full Metal Jacket
Ken Loach, La Part des anges
Jean-Pierre Melville, L'Armée des ombres
Ray Müller, Leni Riefenstahl, le Pouvoir des images
Gleb Panfilov, Je demande la parole
Alan Parker, Pink Floyd : The Wall
Sean Penn, Into the wild
Gianfranco Rosi, Fuocoammare, par-delà Lampedusa
Matt Ross, Captain Fantastic
Steven Spielberg, Il faut sauver le soldat Ryan
Alain Tanner, La Salamandre
Lars von Trier, Dogville
King Vidor, La Foule
Thomas Vinterberg, La Communauté
Luchino Visconti, La Terre tremble
Orson Welles, Le Procès
Séries
David Simon et Ed Burns, Sur écoute
David Simon et Eric Overmyer, Treme
Brian Yorker, 13 Reasons Why
Arts plastiques
Écoles, ateliers : École de Paris, Bauhaus..., ateliers de peintres de Titien à Andy Warhol...
Scènes de genre :
Fêtes et repas : Brueghel l'ancien, Le Repas de noces ; Jan Steen, La joyeuse famille ; Jean-Baptiste Greuze, Le Gâteau des Rois ; Auguste Renoir, Bal du Moulin de la Galette, Le déjeuner des canotiers ; Peder Kroyer, Hip, hip, Hurrah ! ; Daniel Spoerri, Repas hongrois, tableau-piège...
Compagnies militaire : Frans Hals et Pieter Codde, De magere compagnie (La Compagnie de Reinier Real) ; Rembrandt, La Compagnie de Frans Banning Cocq et Willem van Ruytenburch, dite la Ronde de nuit...
Scènes de bataille : Baron Gérard, Austerlitz, Entrée d'Henri IV à Paris ; Horace Vernet, Bataille de Bouvines
Tableaux d'Histoire : Jacques-Louis David, Le serment du jeu de Paume ; Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple ; James Ensor, L'Entrée du Christ à Bruxelles
Jugements derniers : tympans des cathédrales Sainte-Foy de Conques, Saint-Pierre de Moissac, Saint-Lazare d'Autun... ; polyptique de Roger Van der Weyden, triptyques de Fra Angelico, de Jérôme Bosch ; fresques de Michel Ange à la chapelle Sixtine, de Tintoret au Palais des doges ; tableaux de Pierre Paul Rubens...
Photographies de Andreas Gursky, Martin Parr, Massimo Vitali, Michael Wolf
Pour réfléchir au thème
A la différence de la “servitude volontaire”, dont La Boétie identifiait en 1574 les pernicieux mécanismes à l’œuvre en chacun des hommes, la solitude volontaire invite à un usage pratique de la liberté et de la critique sociale. “Une expérience de la liberté et un ressort critique” : c’est l’hypothèse que fait le philosophe Olivier Remaud dans son essai Solitude volontaire, réflexion stimulante sur ce besoin de disparaître, souvent associé à un désir de retrait de la vie de la cité, alors même qu’il faudrait le comprendre comme un désir d’inclusion, de participation, simplement décalée, à la communauté humaine. Dans un retournement de la volonté même, la solitude s’oppose à la servitude en ce qu’elle cherche à se prémunir de ses effets cachés : être seul, c’est d’une certaine manière s’accrocher à l’idée de sa liberté.
“Se pourrait-il que la solitude volontaire soit une modalité de la vie en société ?”, se demande l’auteur. “Et que cette modalité de la vie en société soit aussi celle qui nous permette de jouir pleinement de la solitude ?” De bout en bout de sa réflexion, Olivier Remaud tire ce fil a priori paradoxal : nous pouvons à la fois vouloir couper avec l’ordre social et ne pas couper avec la présence insistante de la société. Comment lâcher la société et la rattraper quasiment dans un même élan ? En assumant la solitude comme un moment intense mais éphémère, comme la condition de possibilité d’un réinvestissement dans des pratiques collectives.
Olivier Remaud, philosophe
Afin d’étayer sa réflexion, l’auteur analyse l’œuvre célèbre d’Henry David Thoreau, Walden, dont on remarquera au passage qu’elle obsède depuis plusieurs années nos contemporains (les essais sur Thoreau se multiplient, comme un indice de la réactivation de sa légende). Comme si la pensée cosmique, quasi mystique et libertaire de Thoreau résonnait plus que jamais dans une époque travaillée par le motif de la fuite, de la remise en cause des logiques sociales rigides, d’une utopie écologique, d’un désir partagé de rejoindre une cabane dans les bois, loin du tumulte harassant du monde social.
Thoreau et la solitude, “une fiction utile”
Mais, ce qu’Olivier Remaud met parfaitement en lumière, c’est combien la pensée de Thoreau est plus ambivalente qu’on ne le dit souvent : le modèle que le philosophe américain du XIXe siècle défend est autant celui d’une vie déconnectée que celui d’une vie connectée. C’est dans cet entre-deux, plutôt que dans une opposition frontale entre deux modes de vie, que la puissance de sa pensée se déploie. Car s’il quitte en 1845 sa ville, Concord, pour s’installer dans une cabane perdue dans les bois, si l’écrivain est devenu le symbole de l’ascète, une sorte d’ermite légendaire, il ne faut pas oublier que la solitude de Thoreau relevait au fond d’une pure mise en scène.
“Il faut prendre au sérieux la feinte de Thoreau”, estime Olivier Remaud. “Sa feinte n’est pas une tromperie ; c’est un dispositif de la volonté, une dramaturgie du pas de côté“ ? En rejoignant une cabane, il s’éloigne certes de la société, mais sans couper avec elle. “Dans sa cabane, il mûrit son esprit et clarifie ses opinions ; il regarde le monde qui l’entoure ; il s’approche des objets, des expériences, des idées ; sa solitude est une fiction utile”, estime Remaud.
Henry David Thoreau, auteur de Walden
Le solitaire ne se coupe jamais vraiment de la société
Thoreau n’accomplit donc aucun tour du monde. Il se contente de faire un pas de côté dans la forêt la plus proche de chez lui. Walden n’est que “le récit d’un sédentaire qui désapprouve l’hystérie du voyage”, un peu comme Claude Lévi-Strauss, anthropologue voyageur qui n’aimait pas les voyages et les explorateurs. “Mais le résultat est le même”, explique Remaud. Rompant avec ses habitudes, se tournant vers ses espaces intérieurs, Thoreau “propose à ses concitoyens de se considérer comme des étrangers dans leur contrée et d’adopter l’esprit d’un voyageur qui ne voyage pas”.
Une hygiène de l’esprit
Sous influence de Thoreau, la grande idée qui traverse Solitude volontaire est donc que le solitaire ne se coupe jamais vraiment de la société. Il revient toujours dans le jeu social à un moment ou un autre. Ce qui pousse au désir de solitude procède d’ailleurs souvent d’une sorte d’hygiène de l’esprit. “La solitude est aussi nécessaire à la société que le silence au langage, l’air aux poumons et la nourriture au corps”, écrit Remaud, rappelant la distinction que Hannah Arendt établissait déjà entre l’isolement, la solitude et la désolation. Alors que l’isolement est une forme de déracinement et que l’homme désolé est un homme abandonné, “la solitude est un rempart contre l’isolement et la désolation“.
Au fond, la vraie question reste de trouver le bon usage, c’est-à-dire le bon dosage, de la solitude. Cet usage oscille entre deux écueils : soit on n’attend rien de la solitude et l’oisiveté finit par être insupportable ; soit on attend trop de la solitude et la désillusion s’avère cruelle. “Personne ne devient parfait en disparaissant“.
La pensée de Montaigne nous éclaire sur ce point. Le philosophe affectionnait la solitude sans pour autant mépriser le genre humain. Pour lui, il importe de se réserver une arrière-boutique, “toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établissions notre vraie liberté et principale retraite et solitude”. La plus grande chose du monde, pour Montaigne, c’est de “savoir être à soi”. Où et comment être à soi ? Dans la solitude. Mais celui qui recherche la solitude pour être à lui n’a-t-il pas besoin d’être “déjà à lui pour endurer la solitude“ ? C’est dans l’arrière-boutique de Montaigne que cet “être à soi” peut se déployer.
Afin d’être à soi, il convient de quitter régulièrement la boutique, c’est-à-dire la société, et de s’installer dans l’arrière-boutique. Une porte sépare la boutique de l’arrière-boutique, rien de plus. “Dans l’arrière-boutique, l’âme peut devenir plus intègre ; elle pense à elle-même ; elle n’est plus obligée d’épouser la société“. Mais prendre congé ne signifie par dire adieu. Montaigne propose de dénouer simplement “les liens qui blessent aux points où ils s’attachent, car ils sont souvent trop serrés“. Dénouer, ce n’est donc pas couper.
L’essai d’Olivier Remaud nous invite donc à comprendre que la solitude est toujours un détour salutaire. Elle ramène vers la société, elle rend plus clairvoyant et plus serein le citoyen, elle procure des forces nouvelles. “Le pas de côté dans la nature se justifie parce que la nature n’est pas la société ; et le retour dans la société s’explique parce que le pas de côté dans la nature le rend possible“, écrit l’auteur. Marque d’une vie réfléchie, plutôt que d’une vie renonçant à ce qui motive ses richesses civiques, la solitude volontaire nous appelle tous : c’est dans nos cabanes, “lieu où la nature et la société s’accordent“, que se fomentent les rêves collectifs les plus intenses. Seul pour revivre mieux à plusieurs.
Solitude volontaire, d’Olivier Remaud, (Albin Michel)