Etude d'une oeuvre intégrale, Un Coeur Simple, récit réaliste

Flaubert et l'écriture

"Quand mon roman sera fini, dans un an, je t’apporterai mon manuscrit complet, par curiosité. Tu verras par quelle mécanique compliquée j’arrive à faire une phrase." ."

Gustave Flaubert, Lettre à Louise Colet (au sujet de Mme Bovary)

 

 

 

Flaubert naît le 12 décembre 1821 à Rouen et meurt le 8 juin 1880, emporté par une attaque d'apoplexie (attaque cérébrale). Il était âgé de cinquante-huit ans.

De son vivant, on définit Flaubert comme étant le chef de l'école réaliste car il s'était donné pour objet d'étude la réalité sociale et historique. Même s'il s'est beaucoup documenté pour écrire ses œuvres pour créer un effet de réel, Flaubert résuse cette étiquette qu'on veur lui accoler. Ce qui importe pour lui c'est d'abord la littérature, le choix du mot juste, du rythme de la phrase qui soit capable de faire entendre tout ce qui se joue dans une page de roman ou de nouvelle.

Pour comprendre la spécificité de l'écriture de Flaubert, il est intéressant d'observer ses brouillons.

 

Gustave Flaubert
source: http://expositions.bnf.fr/brouillons/expo/ateliers.htm

 


Étonnamment spectaculaires, les manuscrits de Flaubert témoignent de la lutte obstinée de l’écrivain avec la langue, de sa recherche maniaque de l’expression juste. Ce "travail effrayant de colosse patient et minutieux qui bâtirait une pyramide avec des billes d’enfant", décrit par Maupassant, s’organise et progresse lentement. La première phrase du roman est un aboutissement précédé par des volumes de notes documentaires, de plans, de scénarios. Puis la narration gagne du terrain, à force de corrections, de ratures, de recopies, n’avançant sur la page suivante qu’une fois assurée la rédaction définitive de la précédente. Cette quête douloureuse a laissé son empreinte dans les brouillons de Flaubert.

 

     
L'écriture comme une lutte
 
 

Les pages noircies de ratures sont un lieu de lutte : une lutte avec la langue, avec les possibilités infinies de rythmes et de sonorités que recèle la langue organisée en une syntaxe efficace, intensive ; mais, simultanément, une lutte avec la capacité qu’a la prose narrative d’offrir l’illusion d’un monde, d’attirer le lecteur dans la sphère de ces êtres de fiction qui deviennent bientôt comme des proches, de moduler choses, lieux, espaces, silhouettes, gestes, paroles et événements dans la continuité d’un "style", qui est vision, qui est regard, qui est écoute, qui est quasi-présence.
Et si ces pages infiniment brouillées ont une telle puissance spectaculaire, c’est parce qu’elles sont la trace d’une absorption dans l’œuvre, de la rigueur d’un travail qui tente d’approcher la juste expression, celle qui donnera à la fiction et à son texte la plus grande présence, visuelle et sonore, possible.
Les pages de rédaction, infiniment raturées, reprises, réécrites (les pages saturées sont généralement barrées par une grande croix), sont la recherche de ce qui devra être la puissance autonome de l’œuvre, avec l’idée que l’art seul peut et doit répondre à l’aplatissement et à la brutalité du monde moderne. Au moment même où Baudelaire "invente" le "miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime", Flaubert confie à la prose narrative le pouvoir de donner à l’œuvre, par son style et non plus par son sujet, l’absolu d’une présence.

 

     
A l'épreuve du gueuloir
 
 

Les brouillons sont la trace de la lente gestation des phrases, jusqu’à leur équilibre sonore et leur plus grande intensité stylistique. Cet équilibre, c’est la voix, la musique de la phrase, qui le prouvent. Flaubert est penché sur ces pages, comme le décrit Maupassant : "Son regard ombragé de grands cils sombres courait sur les lignes, fouillant les mots, chavirant les phrases, consultant la physionomie des lettres assemblées, épiant l’effet comme un chasseur à l’affût"
Mais il est aussi cette voix qui sort de la page, qui essaie la juste sonorité, en passant toutes les phrases à l’épreuve du "gueuloir", pour vérifier la justesse de la prose : "Les phrases mal écrites ne résistent pas [à l’épreuve de la lecture à voix haute] ; elles oppressent la poitrine, gênent les battements de cœur, et se trouvent ainsi en dehors des conditions de la vie." Les milliers de feuillets des brouillons, tramés de ratures, devraient également être "écoutés", comme bruissants de la prose sonore qui s’y essaie, avec, au loin, Flaubert :
"Je vois assez régulièrement se lever l’aurore (comme présentement), car je pousse ma besogne fort avant dans la nuit, les fenêtres ouvertes, en manches de chemise et gueulant, dans le silence du cabinet, comme un énergumène !" (Lettre à Madame Brenne, 8 juillet 1876.)

 

 


 

Genèse d'un Coeur Simple

Extraits de la correspondance de Flaubert :

 

 

En octobre 1875, Flaubert décide « d’écrire un petit conte » pour voir s’il est « encore capable de faire une phrase ». Ce conte, achevé à la mi-février 1876 deviendra le deuxième des Trois contes, « La légende de saint Julien l’Hospitalier ». Aussitôt libéré de cette tâche, il se met à la suivante : la rédaction « d’Un cœur simple », de manière à « avoir un petit volume à publier cet automne ».

 

 

* A Mme Roger des Genettes, entre le 13 et 18 mars 1876 : Depuis trois jours je ne décolère pas : je ne peux mettre en train mon Histoire d’un cœur simple [c’était le titre primitif]. (…) J’ai travaillé hier pendant seize heures, aujourd’hui toute la journée, et, ce soir enfin, j’ai terminé la première page.

 

* A Mme Roger des Genettes, fin avril 1876 : Mon Histoire d’un cœur simple avance très lentement. J’en ai écrit dix pages, pas plus ! Et pour avoir des documents j’ai fait un petit voyage à Pont-l’Evèque et à Honfleur ! Cette excursion m’a abreuvé de tristesse, car forcément j’y ai pris un bain de souvenirs. Suis-je vieux, mon Dieu ! Suis-je vieux ! Savez-vous ce que j’ai envie d’écrire après cela ? L’histoire de saint Jean-Baptiste. Si je m’y mets cela me ferait trois contes, de quoi publier à l’automne un volume assez drôle.

 

* A Mme Roger des Genettes, 19 juin 1876 : L’Histoire d’un cœur simple est tout bonnement le récit d’une vie obscure, celle d’une pauvre fille de campagne, dévote mais mystique, dévouée sans exaltation et tendre comme du pain frais. Elle aime successivement un homme, les enfants de sa maîtresse, un neveu, un vieillard qu’elle soigne, puis son perroquet ; quand le perroquet est mort, elle le fait empailler et, en mourant à son tour, elle confond le perroquet avec le saint Esprit. Cela n’est nullement ironique comme vous le supposez, mais au contraire très sérieux et très triste. Je veux apitoyer, faire pleurer les âmes sensibles en étant une moi-même.

 

* A sa nièce Caroline, 14 juillet 1876 : Pour écrire une page et demie, je viens d’en surcharger de ratures douze ! M. de Buffon allait jusqu’à quatorze !

* A sa nièce Caroline, 3 août 1876 : Le bon Laporte m’a prêté le livre d’un chantre de Couronne pour m’instruire dans les processions, et un autre de médecine, où je puise des renseignements sur les pneumonies. Actuellement, j’ai donc sur ma table, autour du perroquet : le bréviaire du susdit chantre, ton paroissien, les quatre volumes du paroissien appartenant à ton époux ; de plus L’Eucologue de Lisieux, ayant appartenu à ton arrière-grand-mère.(…) La fin est dure ! Heureusement que je n’ai plus que six pages ! Sans l’eau froide, je n’aurai pas été aussi vigoureux depuis deux mois. Sais-tu que mes nuits ordinaires n’excèdent pas cinq ou six heures, au plus ! et je ne dors pas dans le jour. (…) J’ai peur de retomber à plat quand j’aurai fini. Mais non ! il faudra se remonter le coco pour Hérodias.

 

* A sa nièce Caroline, 10 août 1876 : Mon ardeur à la besogne frise l’aliénation mentale. Avant-hier, j’ai fait une journée de dix-huit heures ! Très souvent maintenant je travaille avant mon déjeuner ; ou plutôt je ne m’arrête plus, car, même en mangeant, je roule mes phrases, malgré moi.

 

* A sa nièce Caroline, 17 août 1876 : Hier, à 1 heure de la nuit, j’ai terminé mon Cœur simple, et je le recopie. Maintenant je m’aperçois de ma fatigue, je souffle, oppressé comme un gros bœuf qui a trop labouré.

Maupassant sur Flaubert

 

Guy de Maupassant

     

Question de style

       
     

        Il ne comprenait point que le fond pût exister sans la forme, ni la forme sans le fond.
        Le style devait donc être, pour ainsi dire, impersonnel et n'emprunter ses qualités qu'à la qualité de la pensée et à la puissance de la vision.
        Obsédé par cette croyance absolue qu'il n'existe qu'une manière d'exprimer une chose, un mot pour la dire, un adjectif pour la qualifier et un verbe pour l'animer, il se livrait à un labeur surhumain pour découvrir, à chaque phrase, ce mot, cette épithète et ce verbe. Il croyait ainsi à une harmonie mystérieuse des expressions, et quand un terme juste ne lui semblait point euphonique, il en cherchait un autre avec une invincible patience, certain qu'il ne tenait pas le vrai, l'unique.
        Écrire était donc pour lui une chose redoutable, pleine de tourments, de périls, de fatigues. Il allait s'asseoir à sa table avec la peur et le désir de cette besogne aimée et torturante. Il restait là, pendant des heures, immobile, acharné à son travail effrayant de colosse patient et minutieux qui bâtirait une pyramide avec des billes d'enfant. [...]
        Une phrase est viable, disait-il, quand elle correspond à toutes les nécessités de la respiration. Je sais qu'elle est bonne lorsqu'elle peut être lue tout haut. Les phrases mal écrites, écrivait-il dans la préface des Dernières Chansons de Louis Bouilhet, ne résistent pas à cette épreuve ; elles oppressent la poitrine, gênent les battements du cœur et se trouvent ainsi en dehors des conditions de la vie.
        Mille préoccupations l'assiégeaient en même temps, l'obsédaient et toujours cette certitude désespérante restait fixe en son esprit : « Parmi toutes ces expressions, toutes ces formes, toutes ces tournures, il n'y a qu'une expression, qu'une tournure et qu'une forme pour exprimer ce que je veux dire. »

Guy de Maupassant, Gustave Flaubert.
Étude préfaçant le livre
Lettres à George Sand, par Gustave Flaubert,1884.

       
Liens
    Sur le site de Thierry Selva consacré à Maupassant, à la page Chroniques par ordre alphabétique vous trouverez plusieurs textes sur Gustave Flaubert.
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