Les moralistes du XVIIème siècle

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La Fontaine Les Fables

"Je me sers d'animaux pour instruire les hommes."

Dédicace à Monseigneur le Dauphin
 
Je chante les héros (1) dont Esope (2) est le père,
Troupe de qui l'histoire, encor que mensongère,
Contient des vérités qui servent de leçons.
Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons: (3)
Ce qu'ils disent s'adresse à tous tant que nous sommes;
Je me sers d'animaux pour instruire les hommes.
Illustre rejeton d'un prince aimé des cieux,
Sur qui le monde entier a maintenant les yeux,
Et qui faisant fléchir les plus superbes têtes,
Comptera désormais ses jours par ses conquêtes,
Quelque autre te dira d'une plus forte voix
Les faits (4) de tes aïeux et les vertus des rois.
Je vais t'entretenir de moindres aventures,
Te tracer en ces vers de légères peintures;
Et si de t'agréer (5) je n'emporte le prix,
J'aurai du moins l'honneur de l'avoir entrepris.
 
 
Pastiche du début de l’Enéide du poète latin Virgile (vers 70 avant J.-C. - vers 19 avant J.-C.) « Je chante les combats et le héros...».
(2) Esope (VIIe - VIe siècle avant J.-C.) a beaucoup inspiré La Fontaine. Ce personnage demi légendaire aurait écrit un ensemble de fables dans lesquelles il met en scène des animaux. Chaque récit se termine par une moralité. Au sens strict, on réserve le nom d’apologue à ce type de poème.
(3) « Grâce aux filles de Mémoire, / J’ai chanté des animaux / Peut-être d ’autres héros / M’auraient acquis moins de gloire. » écrira La Fontaine dix ans plus tard dans « Le Dépositaire infidèle » (Livre IX, fable 1, vers 1-4).
(4) Les grandes actions, les hauts faits de tes aïeux.
(5) Et si de te plaire.
(6) « Si les forces me manquent, mon audace en tout cas me tiendra lieu de mérite dans les entreprises ambitieuses, l’intention même suffit » (Properce, « Elégies », livre II, X, V, vers 5-6, cité dans « La Fontaine - Œuvres complètes, tome I ; Fables, contes et nouvelles» édition établie, présentée et annotée par Jean-Pierre Collinet ; NRF Gallimard ; Bibliothèque de La Pléiade ; 1991, p. 1059).
 
Source: lafontaine.net

 

 

Fable, Jean de La Fontaine, 
Le Lion s'en allant en guerre,  Livre V, fable 19
 

LE LION S' EN ALLANT EN GUERRE

Le Lion dans sa tête avait une entreprise. (1)
Il tint conseil de guerre, envoya ses Prévôts, (2)
            Fit avertir les Animaux :
Tous furent du dessein, chacun selon sa guise : (3)
            L'Éléphant devait sur son dos
            Porter l'attirail nécessaire,
            Et combattre à son ordinaire ;
            L'Ours s'apprêter pour les assauts ;
Le Renard ménager de secrètes pratiques ;
Et le Singe, amuser l'ennemi par ses tours.
Renvoyez, dit quelqu'un, les Ânes qui sont lourds,
Et les Lièvres sujets à des terreurs paniques.
Point du tout, dit le Roi ? je les veux employer.
Notre troupe sans eux ne serait pas complète.
L'Âne effraiera les gens, nous servant de trompette;
Et le Lièvre pourra nous servir de courrier.
            Le monarque prudent et sage
De ses moindres sujets sait tirer quelque usage,
            Et connaît les divers talents.
Il n'est rien d'inutile aux personnes de sens .

La source de la fable est Abstémius, citée par  G.Couton
(Flammarion) qui se termine ainsi :
"La fable signifie que personne n'est totalement méprisable
et incapable de tout service"

 

(1) avait l'intention de faire la guerre
(2) ses représentants
(3) ses compétences

JEAN DE LA FONTAINE,  
Le Héron, La Fille  Livre VII, fables 4 et 5   

LE HÉRON

   Un jour sur ses longs pieds allait je ne sais où
   Le Héron au long bec emmanché d’un long cou.
              Il côtoyait une rivière.
   L’onde était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours ;
   Ma commère la Carpe y faisait mille tours
              Avec le Brochet son compère.
   Le Héron en eût fait aisément son profit :
   Tous approchaient du bord, l’Oiseau n’avait qu’à prendre ;
              Mais il crut mieux faire d’attendre
              Qu’il eût un peu plus d’appétit.
   Il vivait de régime, et mangeait à ses heures.
   Après quelques moments l’appétit vint ; l’Oiseau
              S’approchant du bord vit sur l’eau
   Des Tanches qui sortaient du fond de ces demeures.
   Le mets ne lui plut pas ; il s’attendait à mieux,
              Et montrait un goût dédaigneux
              Comme le Rat du bon Horace. (1)
   Moi des Tanches ? dit-il, moi Héron que je fasse
   Une si pauvre chère ? Et pour qui me prend-on ?
   La Tanche rebutée (2), il trouva du Goujon.
   Du Goujon ! c’est bien là le dîné d’un Héron !
   J’ouvrirais pour si peu le bec ! aux Dieux ne plaise !
   Il l’ouvrit pour bien moins : tout alla de façon
              Qu’il ne vit plus aucun Poisson.
   La faim le prit ; il fut tout heureux et tout aise
              De rencontrer un Limaçon.
              Ne soyons pas si difficiles :
   Les plus accommodants, ce sont les plus habiles :
   On hasarde de perdre en voulant trop gagner.
            Gardez-vous de rien dédaigner ;
   Surtout quand vous avez à peu près votre compte.
   Bien des gens y sont pris ; ce n’est pas aux Hérons
   Que je parle ; écoutez, humains, un autre conte ;
   Vous verrez que chez vous j’ai puisé ces leçons.

LA FILLE

            Certaine Fille, un peu trop fière 
            Prétendait trouver un mari 
   Jeune, bien fait, et beau, d'agréable manière (3), 
   Point froid et point jaloux ; notez ces deux points-ci. 
            Cette Fille voulait aussi 
            Qu'il eût du bien, de la naissance, 
   De l'esprit, enfin tout ; mais qui peut tout avoir ? 
   Le destin se montra soigneux de la pourvoir (4) : 
            Il vint des partis d'importance.  
   La Belle les trouva trop chétifs (5) de moitié : 
   Quoi moi ? quoi ces gens-là ? l'on radote, je pense. 
   A moi les proposer ! hélas ils font pitié . 
            Voyez un peu la belle espèce ! 
   L'un n'avait en l'esprit nulle délicatesse ; 
   L'autre avait le nez fait de cette façon-là ; 
            C'était ceci, c'était cela, 
            C'était tout ; car les précieuses 
            Font dessus tout les dédaigneuses. 
   Après les bons partis les médiocres (6) gens 
            Vinrent se mettre sur les rangs. 
   Elle de se moquer.  Ah vraiment,  je suis bonne 
   De leur ouvrir la porte : ils pensent que je suis 
            Fort en peine de ma personne. 
            Grâce à Dieu je passe les nuits 
            Sans chagrin, quoique en solitude. 
   La Belle se sut gré de tous ces sentiments. 
   L'âge la fit déchoir ; adieu tous les amants (7). 
   Un an se passe et deux avec inquiétude. 
   Le chagrin (8) vient ensuite : elle sent chaque jour 
   Déloger quelques Ris, quelques Jeux, puis l'Amour ; 
            Puis ses traits choquer et déplaire ; 
   Puis cent sortes de fards. Ses soins ne purent faire 
   Qu'elle échappât au Temps, cet insigne larron : 
            Les ruines d'une maison 
   Se peuvent réparer : que n'est cet avantage 
            Pour les ruines du visage ! 
   Sa préciosité changea lors de langage. 
   Son miroir lui disait : Prenez vite un mari. 
   Je ne sais quel désir le lui disait aussi ; 
   Le désir peut loger chez une précieuse. 
   Celle-ci fit un choix qu'on n'aurait jamais cru, 
   Se trouvant à la fin tout aise et tout heureuse 
           De rencontrer un malotru (9).


Ces deux fables, couplées par La Fontaine lui-même, nous présentent deux versions d'un même thème. Le sujet de la fable Le Héron était traité chez Abstémius ("l'oiseleur et le pinson", Nevelet p. 550), imité par Haudent ("d'un oiseleur et d'une bérée", II, 98). L'idée du héron revient à La Fontaine. 
Pour La Fille, La Fontaine a certainement eu recours à Martial, V, 17. ; il connaissait sans doute aussi le texte de Conrart.


La moralité commune à ces deux versions, l'une animale, l'autre humaine, termine la première fable et sert de prologue à la seconde.

"...à l'instar de ces airs en écho qu'affectionnaient les musiciens du roi, les deux récits sont construits l'un par rapport à l'autre et le souvenir du premier se superpose à chacune des séquences du second." (P. Dandrey, la fabrique des Fables, éd. Klincksieck, p. 169)


(1) Il s'agit du rat de ville, de Horace ( Satires, livre II, 6, 87), invité par le rat des champs, épisode que La Fontaine n'a pas repris dans sa fable

(2) refusée, mise au rebut

(3) aspect, façon de se comporter, il était agréable

(4) de l'établir par un mariage...

(5) vils, méprisables

(6) qui sont de condition sociale moyenne

(7) ceux qui ont déclaré leurs sentiments amoureux, à la différence du sens actuel

(8) humeur maussade

(9) terme populaire qui se dit des gens en mauvaise santé, mal bâtis.

Epitre dédicatoire du Livre VII

LIVRE VII

 
À Madame de Montespan

L'apologue est un don qui vient des Immortels;
Ou, si c'est un présent des hommes,
Quiconque nous l'a fait mérite des autels:
Nous devons, tous tant que nous sommes,
Eriger en divinité
Le sage par qui fut ce bel art inventé.
C'est proprement un charme: il rend l'âme attentive,
Ou plutôt il la tient captive,
Nous attachant à des récits
Qui mènent à son gré les coeurs et les esprits.
Ô vous qui l'imitez, Olympe, si ma muse
A quelquefois pris place à la table des dieux,
Sur ses dons aujourd'hui, daignez porter les yeux;
Favorisez les jeux où mon esprit s'amuse.
Le temps qui détruit tout, respectant votre appui,
Me laissera franchir les ans dans cet ouvrage:
Tout auteur qui voudra vivre encore après lui
Doit s'acquérir de votre suffrage.
C'est de vous que mes vers attendent tout leur prix:
Il n'est beauté dans nos écrits
Dont vous ne connaissiez jusques aux moindres traces.
Eh! Qui connait que vous les beautés et les grâces?
Paroles et regards, tout est charme dans vous.
Ma muse, en un sujet si doux,
Voudrait s'étendre davantage;
Mais il faut réserver à d'autres cet emploi;
Et d'un plus grand maître que moi
Votre louange est le partage.
Olympe, c'est assez qu'à mon dernier ouvrage
Votre nom serve un jour de rempart et d'abri.
Protégez désormais le livre favori
Par qui j'ose espérer une seconde vie;
Sous vos seuls auspices ces vers
Seront jugés, malgré l'envie,
Dignes des yeux de l'univers.

Je ne mérite pas une faveur si grande.
La fable en son nom la demande:
Vous savez quel crédit ce mensonge a sur nous.
S'il procure à mes vers le bonheur de vous plaire,
Je croirai lui devoir un temple pour salaire:
Mais je ne veux bâtir des temples que pour vous.

Les Animaux malades de la peste (VII, 1)

Un mal qui répand la terreur,
Mal que le Ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La Peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom)
Capable d'enrichir en un jour l'Achéron,
Faisait aux animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :
On n'en voyait point d'occupés
A chercher le soutien d'une mourante vie ;
Nul mets n'excitait leur envie ;
Ni Loups ni Renards n'épiaient
La douce et l'innocente proie.
Les Tourterelles se fuyaient :
Plus d'amour, partant plus de joie.
Le Lion tint conseil, et dit : Mes chers amis,
Je crois que le Ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune ;
Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux,
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents
On fait de pareils dévouements :
Ne nous flattons donc point ; voyons sans indulgence
L'état de notre conscience.
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons
J'ai dévoré force moutons.
Que m'avaient-ils fait ? Nulle offense :
Même il m'est arrivé quelquefois de manger
Le Berger.
Je me dévouerai donc, s'il le faut ; mais je pense
Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi :
Car on doit souhaiter selon toute justice
Que le plus coupable périsse.
- Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon Roi ;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse ;
Eh bien, manger moutons, canaille, sotte espèce,
Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes Seigneur
En les croquant beaucoup d'honneur.
Et quant au Berger l'on peut dire
Qu'il était digne de tous maux,
Etant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire.
Ainsi dit le Renard, et flatteurs d'applaudir.
On n'osa trop approfondir
Du Tigre, ni de l'Ours, ni des autres puissances,
Les moins pardonnables offenses.
Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L'Ane vint à son tour et dit : J'ai souvenance
Qu'en un pré de Moines passant,
La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et je pense
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net.
A ces mots on cria haro sur le baudet.
Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue
Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l'herbe d'autrui ! quel crime abominable !
Rien que la mort n'était capable
D'expier son forfait : on le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

VIII, 14 – Les Obsèques de la Lionne

La femme du Lion mourut :
Aussitôt chacun accourut
Pour s'acquitter envers le Prince
De certains compliments de consolation,
Qui sont surcroît d'affliction.
Il fit avertir sa Province
Que les obsèques se feraient
Un tel jour, en tel lieu ; ses Prévôts y seraient
Pour régler la cérémonie,
Et pour placer la compagnie.
Jugez si chacun s'y trouva.
Le Prince aux cris s'abandonna,
Et tout son antre en résonna.
Les Lions n'ont point d'autre temple.
On entendit à son exemple
Rugir en leurs patois Messieurs les Courtisans.
Je définis la cour un pays où les gens
Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,
Sont ce qu'il plaît au Prince, ou s'ils ne peuvent l'être,
Tâchent au moins de le parêtre,
Peuple caméléon, peuple singe du maître,
On dirait qu'un esprit anime mille corps ;
C'est bien là que les gens sont de simples ressorts.
Pour revenir à notre affaire
Le Cerf ne pleura point, comment eût-il pu faire ?
Cette mort le vengeait ; la Reine avait jadis
Étranglé sa femme et son fils.
Bref il ne pleura point. Un flatteur l'alla dire,
Et soutint qu'il l'avait vu rire.
La colère du Roi, comme dit Salomon,
Est terrible, et surtout celle du roi Lion :
Mais ce Cerf n'avait pas accoutumé de lire.
Le Monarque lui dit : Chétif hôte des bois
Tu ris, tu ne suis pas ces gémissantes voix.
Nous n'appliquerons point sur tes membres profanes
Nos sacrés ongles ; venez Loups,
Vengez la Reine, immolez tous
Ce traître à ses augustes mânes.
Le Cerf reprit alors : Sire, le temps de pleurs
Est passé ; la douleur est ici superflue.
Votre digne moitié couchée entre des fleurs,
Tout près d'ici m'est apparue ;
Et je l'ai d'abord reconnue.
Ami, m'a-t-elle dit, garde que ce convoi,
Quand je vais chez les Dieux, ne t'oblige à des larmes.
Aux Champs Élyséens j'ai goûté mille charmes,
Conversant avec ceux qui sont saints comme moi.
Laisse agir quelque temps le désespoir du Roi.
J'y prends plaisir. À peine on eut ouï la chose,
Qu'on se mit à crier : Miracle, apothéose !
Le Cerf eut un présent, bien loin d'être puni.
Amusez les Rois par des songes,
Flattez-les, payez-les d'agréables mensonges,
Quelque indignation dont leur coeur soit rempli,
Ils goberont l'appât, vous serez leur ami.

LE POUVOIR DES FABLES (VIII, 4)

A MONSIEUR DE BARILLON[1] 

La qualité d’ambassadeur

Peut-elle s’abaisser à des contes vulgaires ?

Vous puis-je offrir mes vers et leurs grâces légères ?

S’ils osent quelquefois prendre un air de grandeur

Seront-ils pas traités par vous de téméraires ?

            Vous avez bien d’autres affaires

            A démêler que les débats

            Du lapin et de la belette,

            Lisez les, ne les lisez pas ;

            Mais empêchez qu’on ne nous mette

            Toute l’Europe sur les bras.[2]

            Que de mille endroits de la terre

            Il nous vienne des ennemis,

            J’y consens ; mais que l’Angleterre

Veuille que nos deux rois se lassent d’être amis,

            J’ai peine à digérer la chose.

N’est-il point encor temps que Louis se repose ?

Quel autre Hercule enfin ne se trouverait las

De combattre cette hydre ? et faut-il qu’elle oppose

Une nouvelle tête aux efforts de son bras ?[3]

            Si votre esprit plein de souplesse,

            Par éloquence et par adresse,

Peut adoucir les cœurs et détourner ce coup,[4]

Je vous sacrifierai cent moutons : c’est beaucoup

            Pour un habitant du Parnasse ;

            Cependant, faites-moi la grâce

            De prendre en don ce peu d’encens ;

            Prenez en gré mes vœux ardents,

Et le récit en vers qu’ici je vous dédie.

Son sujet vous convient, je n’en dirai pas plus :

            Sur les éloges que l’envie

            Doit avouer qui vous sont dus,

            Vous ne voulez pas qu’on appuie.

 

Dans Athène[5] autrefois, peuple vain et léger,

Un orateur, voyant sa patrie en danger,

Courut à la tribune ; et d’un art tyrannique,

Voulant forcer les cœurs dans une république,

Il parla fortement sur le commun salut.

On ne l’écoutait pas. L’orateur recourut

            A ces figures violentes

Qui savent exciter les âmes les plus lentes :

Il fit parler les morts, tonna, dit ce qu’il put.

Le vent emporta tout, personne ne s’émut ;

            L’animal aux têtes frivoles[6]

Etant fait à ces traits, ne daignait l’écouter ;

Tous regardaient ailleurs ; il en vit s’arrêter

A des combats d’enfants, et point à ses paroles.

Que fit le harangueur ? Il prit un autre tour.

« Cérès, commença-t-il, faisait voyage un jour

            Avec l’anguille et l’hirondelle ;

Un fleuve les arrête ; et l’anguille en nageant,

            Comme l’hirondelle en volant,

Le traversa bientôt. » L’assemblée à l’instant

Cria tout d’une voix : « Et Cérès[7], qui fit-elle ?

- Ce qu’elle fit ? Un prompt courroux

            L’anima d’abord contre vous.

Quoi ? De contes d’enfants son peuple s’embarrasse !

            Et du péril qui le menace

Lui seul entre les Grecs il néglige l’effet !

Que ne demandez-vous ce que Philippe fait ! »

            A ce reproche l’assemblée,

            Par l’apologue réveillée,

            Se donne entière à l’orateur :

            Un trait de fable en eut l’honneur.

 

Nous sommes tous d’Athène en ce point, et moi-même,

Au moment que je fais cette moralité,

            Si Peau d’âne[8] m’était conté,

            J’y prendrais un plaisir extrême.

Le monde est vieux, dit-on : je le crois ; cependant

Il le faut amuser encor comme un enfant.

 

[1] Ambassadeur de France en Angleterre. Il présenta ses lettres de créance à Charles II le 1er septembre 1677. Il avait charge de maintenir le roi, en dépit de son Parlement, dans l’alliance française, et de faire ce qu’il fallait pour cela, en prodiguant l’argent et les autres moyens de séduction. C’était un ami de Mme de Sévigné.

[2] C’est à dire empêchez que l’Angleterre ne se joignent aux autres coalisés (la Hollande, l’Espagne, l’Empire et la Suède.

[3] Allusion à l’hydre de Lerne, dont les têtes repoussaient à mesure qu’Hercule les coupait.

[4] le 10 janvier 1678, Charles II concluait effectivement un traité d’alliance avec la Hollande. 

 

[5] En prose, il faudrait écrire Athènes ; licence poétique.

[6]Souvenir d’Horace disant au peuple romain (Epîtres I,I, 76) : « tu es un monstre à plusieurs têtes ».

[7] Athènes était la ville d’Athéna (la Minerve grecque), mais Cérès y était aussi vénérée.

[8] Il s’agit ici non du conte de Perrault, paru en 1694, mais sans doute d’une tradition orale que La Fontaine devait connaître.

 


Rousseau et les fables de La Fontaine


 

On fait apprendre les fables de la Fontaine à tous les enfants, et il n'y en a pas un seul qui les entende. Quand ils les entendraient, ce serait encore pis ; car la morale en est tellement mêlée et si disproportionnée à leur âge, qu'elle les porterait plus au vice qu'à la vertu. Ce sont encore là, direz-vous, des paradoxes. Soit ; mais voyons si ce sont des vérités.

Je dis qu'un enfant n'entend point les fables qu'on lui fait apprendre, parce que quelque effort qu'on fasse pour les rendre simples, l'instruction qu'on en veut tirer force d'y faire entrer des idées qu'il ne peut saisir, et que le tour même de la poésie, en les lui rendant plus faciles à retenir, les lui rend plus difficiles à concevoir, en sorte qu'on achète l'agrément aux dépens de la clarté. Sans citer cette multitude de fables qui n'ont rien d'intelligible ni d'utile pour les enfants, et qu'on leur fait indiscrètement apprendre avec les autres, parce qu'elles s'y trouvent mêlées, bornons-nous à celles que l'auteur semble avoir faites spécialement pour eux.

[Rousseau examine en détail la fable « Le corbeau et le renard »]

Passons maintenant à la morale. Je demande si c'est à des enfants de dix ans qu'il faut apprendre qu'il y a des hommes qui flattent et mentent pour leur profit ? On pourrait tout au plus leur apprendre qu'il y a des railleurs qui persiflent les petits garçons, et se moquent en secret de leur sotte vanité ; mais le fromage gâte tout ; on leur apprend moins à ne pas le laisser tomber de leur bec qu'à le faire tomber du bec d'un autre. C'est ici mon second paradoxe, et ce n'est pas le moins important.

Suivez les enfants apprenant leurs fables, et vous verrez que, quand ils sont en état d'en faire l'application, ils en font presque toujours une contraire à l'intention de l'auteur, et qu'au lieu de s'observer sur le défaut dont on les veut guérir ou préserver, ils penchent à aimer le vice avec lequel on tire parti des défauts des autres. Dans la fable précédente, les enfants se moquent du corbeau, mais ils s'affectionnent tous au renard ; dans la fable qui suit, vous croyez leur donner la cigale pour exemple ; et point du tout, c'est la fourmi qu'ils choisiront. On n'aime point à s'humilier : ils prendront toujours le beau rôle ; c'est le choix de l'amour-propre, c'est un choix très naturel. Or, quelle horrible leçon pour l'enfance ! Le plus odieux de tous les montres serait un enfant avare et dur, qui saurait ce qu'on lui demande et ce qu'il refuse. La fourmi fait plus encore, elle lui apprend à railler dans ses refus.

Dans toutes les fables où le lion est un des personnages, comme c'est d'ordinaire le plus brillant, l'enfant ne manque point de se faire lion ; et quand il préside à quelque partage, bien instruit par son modèle, il a grand soin de s'emparer de tout. Mais, quand le moucheron terrasse le lion, c'est une autre affaire ; alors l'enfant n'est plus lion, il est moucheron. Il apprend à tuer un jour à coups d'aiguillon ceux qu'il n'oserait attaquer de pied ferme.

Dans la fable du loup maigre et du chien gras, au lieu d'une leçon de modération qu'on prétend lui donner, il en prend une de licence. Je n'oublierai jamais d'avoir vu beaucoup pleurer une petite fille qu'on avait désolée avec cette fable, tout en lui prêchant toujours la docilité. On eut peine à savoir la cause de ses pleurs ; on la sut enfin. La pauvre enfant s'ennuyait d'être à la chaîne, elle se sentait le cou pelé ; elle pleurait de n'être pas loup.

Ainsi donc la morale de la première fable citée est pour l'enfant une leçon de la plus basse flatterie ; celle de la seconde, une leçon d'inhumanité ; celle de la troisième, une leçon d'injustice ; celle de la quatrième, une leçon de satire ; celle de la cinquième, une leçon d'indépendance. Cette dernière leçon, pour être superflue à mon élève, n'en est pas plus convenable aux vôtres. Quand vous leur donnez des préceptes qui se contredisent, quel fruit espérez-vous de vos soins ? Mais peut-être, à cela près, toute cette morale qui me sert d'objection contre les fables fournit-elle autant de raisons de les conserver. Il faut une morale en paroles et une en actions dans la société, et ces deux morales ne se ressemblent point. La première est dans le catéchisme, où on la laisse ; l'autre est dans les fables de la Fontaine pour les enfants, et dans ses contes pour les mères. Le même auteur suffit à tout.

Composons, monsieur de la Fontaine. Je promets, quant à moi, de vous lire avec choix, de vous aimer, de m'instruire dans vos fables ; car j'espère ne pas me tromper sur leur objet ; mais, pour mon élève, permettez que je ne lui en laisse pas étudier une seule jusqu'à ce que vous m'ayez prouvé qu'il est bon pour lui d'apprendre des choses dont il ne comprendra pas le quart ; que, dans celles qu'il pourra comprendre, il ne prendra jamais le change, et qu'au lieu de se corriger sur la dupe, il ne se formera pas sur le fripon.

 

Jean-Jacques Rousseau, L'Émile, livre second

Montesquieu Les Lettres Persanes 1721

Lettre 80

Usbek à Rhédi, à Venise.

Depuis que je suis en Europe, mon cher Rhédi, j’ai vu bien des gouvernements : ce n’est pas comme en Asie, où les règles de la politique se trouvent partout les mêmes.

J’ai souvent recherché quel était le gouvernement le plus conforme à la raison. Il m’a semblé que le plus parfait est celui qui va à son but à moins de frais ; de sorte que celui qui conduit les hommes de la manière qui convient le plus à leur penchant et à leur inclination, est le plus parfait.

Si, dans un gouvernement doux, le peuple est aussi soumis que dans un gouvernement sévère, le premier est préférable, puisqu’il est plus conforme à la raison, et que la sévérité est un motif étranger.

Compte, mon cher Rhédi, que dans un État, les peines plus ou moins cruelles ne font pas que l’on obéisse plus aux lois. Dans les pays où les châtiments sont modérés, on les craint comme dans ceux où ils sont tyranniques et affreux.

Soit que le gouvernement soit doux, soit qu’il soit cruel, on punit toujours par degrés : on inflige un châtiment plus ou moins grand à un crime plus ou moins grand. L’imagination se plie d’elle-même aux mœurs du pays où l’on est : huit jours de prison ou une légère amende frappent autant l’esprit d’un Européen, nourri dans un pays de douceur, que la perte d’un bras intimide un Asiatique. Ils attachent un certain degré de crainte à un certain degré de peine, et chacun le partage à sa façon : le désespoir de l’infamie vient désoler un Français condamné à une peine qui n’ôterait pas un quart d’heure de sommeil à un Turc.

D’ailleurs je ne vois pas que la police, la justice et l’équité soient mieux observées en Turquie, en Perse, chez le Mogol, que dans les républiques de Hollande, de Venise, et dans l’Angleterre même ; je ne vois pas qu’on y commette moins de crimes, et que les hommes, intimidés par la grandeur des châtiments, y soient plus soumis aux lois.

Je remarque, au contraire, une source d’injustice et de vexations au milieu de ces mêmes États.

Je trouve même le prince, qui est la loi même, moins maître que partout ailleurs.

Je vois que, dans ces moments rigoureux, il y a toujours des mouvements tumultueux, où personne n’est le chef, et que, quand une fois l’autorité violente est méprisée, il n’en reste plus assez à personne pour la faire revenir ;

Que le désespoir même de l’impunité confirme le désordre et le rend plus grand ;

Que, dans ces États, il ne se forme point de petite révolte, et qu’il n’y a jamais d’intervalle entre le murmure et la sédition ;

Qu’il ne faut point que les grands événements y soient préparés par de grandes causes : au contraire, le moindre accident produit une grande révolution, souvent aussi imprévue de ceux qui la font, que de ceux qui la souffrent.

Lorsqu’Osman, empereur des Turcs, fut déposé, aucun de ceux qui commirent cet attentat ne songeait à le commettre : ils demandaient seulement en suppliant qu’on leur fit justice sur quelque grief ; une voix, qu’on n’a jamais connue, sortit de la foule par hasard, le nom de Mustapha fut prononcé, et soudain Mustapha fut empereur.


De Paris, le 2 de la lune de Rébiab 1, 1715.


Corpus : Fénélon, Montesquieu, Voltaire

Énoncé


Texte 1
Télémaque et son précepteur Mentor sont de retour aux abords de l'île de Calypso. Ils rencontrent un capitaine de navire dont le frère Adoam leur livre les dernières nouvelles et leur dépeint un pays extraordinaire, la Bétique.
Le fleuve Bétis coule dans un pays fertile et sous un ciel doux, qui est toujours serein. Le pays a pris le nom du fleuve, qui se jette dans le grand Océan, assez près des Colonnes d'Hercule(1) et de cet endroit où la mer furieuse, rompant ses digues, sépara autrefois la terre de Tharsis(2) d'avec la grande Afrique. Ce pays semble avoir conservé les délices de l'âge d'or. Les hivers y sont tièdes, et les rigoureux aquilons(3) n'y soufflent jamais. L'ardeur de l'été y est toujours tempérée par des zéphyrs(4) rafraîchissants, qui viennent adoucir l'air vers le milieu du jour. Ainsi toute l'année n'est qu'un heureux hymen du printemps et de l'automne, qui semblent se donner la main. La terre, dans les vallons et dans les campagnes unies, y porte chaque année une double moisson. Les chemins y sont bordés de lauriers, de grenadiers, de jasmins et d'autres arbres toujours verts et toujours fleuris. Les montagnes sont couvertes de troupeaux, qui fournissent des laines fines recherchées de toutes les nations connues. Il y a plusieurs mines d'or et d'argent dans ce beau pays ; mais les habitants, simples et heureux dans leur simplicité, ne daignent pas seulement compter l'or et l'argent parmi leurs richesses : ils n'estiment que ce qui sert véritablement aux besoins de l'homme. Quand nous avons commencé à faire notre commerce chez ces peuples, nous avons trouvé l'or et l'argent parmi eux employés aux mêmes usages que le fer, par exemple, pour des socs de charrue. Comme ils ne faisaient aucun commerce au-dehors, ils n'avaient besoin d'aucune monnaie. Ils sont presque tous bergers ou laboureurs. On voit en ce pays peu d'artisans : car ils ne veulent souffrir que les arts qui servent aux véritables nécessitiés des hommes ; encore même la plupart des hommes en ce pays, étant adonnés à l'agriculture ou à conduire des troupeaux, ne laissent pas d'exercer les arts nécessaires pour leur vie simple et frugale. […]
Quand on leur parle des peuples qui ont l'art de faire des bâtiments superbes, des meubles d'or et d'argent, des étoffes ornées de broderies et de pierres précieuses, des parfums exquis, des mets délicieux, des instruments dont l'harmonie charme, ils réspondent en ces termes : « Ces peuples sont bien malheureux d'avoir employé tant de travail et d'industrie à se corrompre eux-mêmes ! Ce superflu amollit, enivre, tourmente ceux qui le possèdent : il tente ceux qui en sont privés de vouloir l'acquérir par l'injustice et par la violence. Peut-on nommer bien un superflu qui ne sert qu'à rendre les hommes mauvais ? Les hommes de ces pays sont-ils plus sains et plus robustes que nous ? Vivent-ils plus longtemps ? Sont-ils plus unis entre eux ? Mènent-ils une vie plus libre, plus tranquille, plus gaie ? Au contraire, ils doivent être jaloux les uns des autres, rongés par une lâche et noire envie, toujours agités par l'ambition, par la crainte, par l'avarice, incapables des plaisirs purs et simples, puisqu'ils sont esclaves de tant de fausses nécessités dont ils font dépendre tout leur bonheur.
Fénelon, Les Aventures de Télémaque, 1699, septième livre.
Texte 2
Les Troglodytes sont un peuple imaginaire dépeint dans trois lettres successives. Le texte ci-dessous est un extrait de la deuxième.
Qui pourrait représenter ici le bonheur de ces Troglodytes ? Un peuple si juste devait être chéri des dieux. Dès qu'il ouvrit les yeux pour les connaître, il apprit à les craindre, et la Religion vint adoucir dans les mœurs ce que la Nature y avait laissé de trop rude.
Ils instituèrent des fêtes en l'honneur des dieux : les jeunes filles ornées de fleurs, et les jeunes garçons les célébraient par leurs danses et par les accords d'une musique champêtre. On faisait ensuite des festins où la joie ne régnait pas moins que la frugalité. C'était dans ces assemblées que parlait na nature naïve ; c'est là qu'on apprenait à donner le cœur et à le recevoir ; c'est là que la pudeur virginale faisait en rougissant un aveu surpris, mais bientôt confirmé par le consentement des pères ; et c'est là que les tendres mères se plaisaient à prévoir de loin une union douce et fidèle.
On allait au temple pour demander les faveurs des dieux ; ce n'était pas les richesses et une onéreuse abondance : de pareils souhaits étaient indignes des heureux Troglodytes ; ils ne savaient les désirer que pour leurs compatriotes. Ils n'étaient au pied des autels que pour demander la santé de leurs pères, l'union de leurs frères, la tendresse de leurs femmes, l'amour et l'obéissance de leurs enfants. Les filles y venaient apporter le tendre sacrifice de leur cœur, et ne leur demandaient d'autre grâce que celle de pouvoir rendre un Troglodyte heureux.
Le soir, lorsque les troupeaux quittaient les prairies, et que les bœufs fatigués avaient ramené la charrue, ils s'assemblaient, et, dans un repas frugal, ils chantaient les injustices des premiers Troglodytes et leurs malheurs, la vertu renaissante avec un nouveau peuple, et sa félicité. Ils célébraient les grandeurs des dieux, leurs faveurs toujours présentes aux hommes qui les implorent, et leur colère inévitable à ceux qui ne les craignent pas ; ils décrivaient ensuite les délices de la vie champêtre et le bonheur d'une condition toujours parée de l'innocence. Bientôt ils s'abandonnaient à un sommeil que les soins et les chagrins n'interrompaient jamais.
La nature ne fournissait pas moins à leurs désirs qu'à leurs besoins. Dans ce pays heureux, la cupidité était étrangère : ils se faisaient des présents où celui qui donnait croyait toujours avoir l'avantage. Le peuple troglodyte se regardait comme une seule famille ; les troupeaux étaient presque toujours confondus ; la seule peine qu'on s'épargnait ordinairement, c'était de les partager.
D'Erzeron, le 6 de la lune de Gemmadi 2, 1711.
Montesquieu, Lettres persanes, 1721, lettre XII.
Texte 3
Nous sommes dans le dernier chapitre du conte de Voltaire et, pour obtenir les réponses définitives aux questions qu'il se pose, Candide décide de rendre visite à un sage oriental et de l'interroger.
Pendant cette conversation, la nouvelle s'était répandue qu'on venait d'étrangler à Constantinople deux vizirs(5) du banc et le muphti, et qu'on avait empalé plusieurs de leurs amis. Cette catastrophe faisait partout un grand bruit pendant quelques heures. Pangloss(6), Candide et Martin(7), en retournant à la petite métairie, rencontrèrent un bon vieillard qui prenait le frais à sa porte sous un berceau d'orangers. Pangloss, qui était aussi curieux que raisonneur, lui demanda comment se nommait le muphti(8) qu'on venait d'étrangler. « Je n'en sais rien, répondit le bonhomme, et je n'ai jamais su le nom d'aucun muphti ni d'aucun vizir. J'ignore absolument l'aventure dont vous me parlez ; je présume qu'en général ceux qui se mêlent des affaires publiques périssent quelquefois misérablement, et qu'ils le méritent ; mais je ne m'informe jamais de ce qu'on cultive. » Ayant dit ces mots, il fit entrer les étrangers dans sa maison : ses deux filles et ses deux fils leur présentèrent plusieurs sortes de sorbets qu'ils faisaient eux-mêmes, du kaïmak piqué d'écorces de cédrat confit, des oranges, des citrons, des limons, des ananas, des pistaches, du café de Moka qui n'était point mêlé avec le mauvais café de Batavia et des îles. Après quoi les deux filles de ce bon musulman parfumèrent les barbes de Candide, de Pangloss et de Martin.
« Vous devez avoir, dit Candide au Turc, une vaste et magnifique terre ? – Je n'ai que vingt arpents, répondit le Turc ; je les cultive avec mes enfants ; le travail éloigne de nous trois grands maux : l'ennui, le vice, et le besoin. »
Voltaire, Candide, 1759, chapitre XXX.

Candide ou l'optimisme

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