« MOI JE NE CROIS PAS À LA COLLABORATION DES ARTS, JE VEUX UN THÉÂTRE RÉDUIT À SES PROPRES MOYENS, PAROLE ET JEU, SANS PEINTURE ET SANS MUSIQUE, SANS AGRÉMENTS. C’EST LÀ DU PROTESTANTISME SI TU VEUX, ON EST CE QU’ON EST. IL FAUT QUE LE DÉCOR SORTE DU TEXTE, SANS Y AJOUTER. QUANT À LA COMMODITÉ VISUELLE DU SPECTATEUR, JE LA METS LÀ OÙ TU PENSES. »

SAMUEL BECKETT LETTRE À GEORGES DUTHUIT

 

" Vous me demandez mes idées sur En attendant Godot et en même temps mes idées sur le théâtre. Je n’ai pas d’idées sur le théâtre. Je n’y connais rien. Je n’y vais pas. C’est admissible. Ce qui l’est sans doute moins, c’est d’abord, dans ces conditions, d’écrire une pièce, et ensuite, l’ayant fait, de ne pas avoir d’idées sur elle non plus. C’est malheureusement mon cas. Je ne sais pas qui est Godot. Je ne sais même pas, surtout pas s’il existe. Et je ne sais pas s’ils y croient ou non, les deux qui l’attendent. Les deux autres qui passent vers la fin de chacun des deux actes, ça doit être pour rompre la monotonie. Tout ce que j’ai pu savoir, je l’ai montré. Ce n’est pas beaucoup. Mais ça me suffit, et largement. Je dirai même que je me serais contenté de moins. Quant à vouloir trouver à tout cela un sens plus large et plus élevé, à emporter après le spectacle, avec le programme et les esquimaux, je suis incapable d’en voir l’intérêt. Mais ce doit être possible."


Samuel Beckett, Lettre à Michel Polac, janvier 1952.

Lettre de Beckett à Roger Blin après la première représentation de "En Attendant Godot"

 

Samuel Beckett, En Attendant Godot, Lecture analytique n°1 "La scène d'exposition"

 

Route à la campagne, avec arbre.
Soir.
Estragon, assis sur une pierre, essaie d'enlever sa chaussure. Il s'y acharne des deux mains, en ahanant. Il s'arrête, à bout de forces, se repose en haletant, recommence. Même jeu.
Entre Vladimir.

ESTRAGON (renonçant à nouveau) : Rien à faire.
VLADIMIR (s'approchant à petits pas raides, les jambes écartées) : Je commence à le croire. (Il s'immobilise.) J'ai longtemps résisté à cette pensée, en me disant, Vladimir, sois raisonnable. Tu n'as pas encore tout essayé. Et je reprenais le combat. (Il se recueille, songeant au combat. A Estragon.) Alors, te revoilà, toi.
ESTRAGON : Tu crois ?
VLADIMIR : Je suis content de te revoir. Je te croyais parti pour toujours.
ESTRAGON : Moi aussi.
VLADIMIR : Que faire pour fêter cette réunion ? (Il réfléchit.) Lève-toi que je t'embrasse. (Il tend la main à Estragon.)
ESTRAGON (avec irritation) : Tout à l'heure, tout à l'heure.
Silence.
VLADIMIR (froissé, froidement) : Peut-on savoir où monsieur a passé la nuit ?
ESTRAGON : Dans un fossé.
VLADIMIR (épaté) : Un fossé ! Où ça ?
ESTRAGON (sans geste) : Par là.
VLADIMIR : Et on ne t'a pas battu ?
ESTRAGON : Si... Pas trop.
VLADIMIR : Toujours les mêmes ?
ESTRAGON : Les mêmes ? Je ne sais pas.
Silence.
VLADIMIR : Quand j'y pense... depuis le temps... je me demande... ce que tu serais devenu... sans moi... (Avec décision) Tu ne serais plus qu'un petit tas d'ossements à l'heure qu'il est, pas d'erreur.
ESTRAGON (piqué au vif) : Et après ?
VLADIMIR (accablé) : C'est trop pour un seul homme. (Un temps. Avec vivacité.) D'un autre côté, à quoi bon se décourager à présent, voilà ce que je me dis. Il fallait y penser il y a une éternité, vers 1900.
ESTRAGON : Assez. Aide-moi à enlever cette saloperie.
VLADIMIR : La main dans la main on se serait jeté en bas de la tour Eiffel, parmi les premiers. On portait beau alors. Maintenant il est trop tard. On ne nous laisserait même pas monter. (Estragon s'acharne sur sa chaussure.) Qu'est-ce que tu fais ?
ESTRAGON : Je me déchausse. Ça ne t'est jamais arrivé, à toi ?
VLADIMIR : Depuis le temps que je te dis qu'il faut les enlever tous les jours. Tu ferais mieux de m'écouter.
ESTRAGON (faiblement) : Aide-moi !
VLADIMIR : Tu as mal ?
ESTRAGON : Mal ! Il me demande si j'ai mal !
VLADIMIR (avec emportement) : Il n'y a jamais que toi qui souffres ! Moi je ne compte pas. Je voudrais pourtant te voir à ma place. Tu m'en dirais des nouvelles.
ESTRAGON : Tu as eu mal ?
VLADIMIR : Mal ! Il me demande si j'ai eu mal !
ESTRAGON (pointant l'index) : Ce n'est pas une raison pour ne pas te boutonner.
VLADIMIR (se penchant) : C'est vrai. (Il se boutonne.) Pas de laisser-aller dans les petites choses.
ESTRAGON : Qu'est-ce que tu veux que je te dise, tu attends toujours le dernier moment.
VLADIMIR (rêveusement) : Le dernier moment... (Il médite) C'est long, mais ce sera bon. Qui disait ça ?
ESTRAGON : Tu ne veux pas m'aider ?
VLADIMIR : Des fois je me dis que ça vient quand même. Alors je me sens tout drôle. (Il ôte son chapeau, regarde dedans, y promène sa main, le secoue, le remet.) Comment dire ? Soulagé et en même temps... (il cherche) ...épouvanté. (Avec emphase.) E-POU-VAN-TE. (Il ôte à nouveau son chapeau, regarde dedans.) Ca alors ! (Il tape dessus comme pour en faire tomber quelque chose, regarde à nouveau dedans, le remet.) Enfin... (Estragon, au prix d'un suprême effort, parvient à enlever sa chaussure. Il regarde dedans, y promène sa main, la retourne, la secoue, cherche par terre s'il n'en est pas tombé quelque chose, ne trouve rien, passe sa main à nouveau dans sa chaussure, les yeux vagues.) Alors ?
ESTRAGON : Rien
VLADIMIR : Fais voir.
ESTRAGON : Il n'y a rien à voir.

En attendant Godot - Samuel Beckett - Scène d'exposition (extrait)

 

En Attendant Godot, Beckett

Monologue de Lucky, « Pense, porc ! », 1957

Le personnage de Pozzo ordonne à son valet et esclave qu’il maltraite, Lucky de penser.

LUCKY (débit monotone). – Étant donné l’existence telle qu’elle jaillit des récents travaux publics de Poinçon et Wattmann d’un Dieu personnel quaquaquaqua à barbe blanche quaqua hors du temps de l’étendue qui du haut de sa divine apathie sa divine athambie sa divine aphasie nous aime bien à quelques exceptions près on ne sait pourquoi mais ça viendra et souffre à l’instar de la divine Miranda avec ceux qui sont on ne sait pourquoi mais on a le temps dans le tourment dans les feux dont les feux les flammes pour peu que ça dure encore un peu et qui peut en douter mettront à la fin le feu aux poutres assavoir porteront l’enfer aux nues si bleues par moments encore aujourd’hui et calmes si calmes d’un calme qui pour être intermittent n’en est pas moins le bienvenu mais n’anticipons pas et attendu d’autre part qu’à la suite des recherches inachevées n’anticipons pas des recherches inachevées mais néanmoins couronnées par l’Acacacacadémie d’Anthropopopométrie de Berne-en-Bresse de Testu et Conard il est établi sans autre possibilité d’erreur que celle afférente aux calculs humains qu’à la suite des recherches inachevées inachevées de Testu et Conard il est établi tabli tabli ce qui suit qui suit qui suit assavoir mais n’anticipons pas on ne sait pourquoi à la suite des travaux de Poinçon et Wattmann il apparaît aussi clairement si clairement qu’en vue des labeurs de Fartov et Belcher inachevés inachevés on ne sait pourquoi de Testu et Conard inachevés inachevés il apparaît que l’homme contrairement à l’opinion contraire que l’homme en Bresse de Testu et Conard que l’homme enfin bref que l’homme en bref enfin malgré les progrès de l’alimentation et de l’élimination des déchets est en train de maigrir et en même temps parallèlement on ne sait pourquoi malgré l’essor de la culture physique de la pratique des sports tels tels tels le tennis le football la course et à pied et à bicyclette la natation l’équitation l’aviation la conation le tennis le camogie le patinage et sur glace et sur asphalte le tennis l’aviation les sports les sports d’hiver d’été d’automne d’automne le tennis sur gazon sur sapin et sur terre battue l’aviation le tennis le hockey sur terre sur mer et dans les airs la pénicilline et succédanés bref je reprends en même temps parallèlement de rapetisser on ne sait pourquoi malgré le tennis je reprends l’aviation le golf tant à neuf qu’à dix-huit trous le tennis sur glace bref on ne sait pourquoi en Seine Seine-et-Oise Seine-et-Marne Marne-et-Oise assavoir en même temps parallèlement on ne sait pourquoi de maigrir rétrécir je reprends Oise Marne bref la perte sèche par tête de pipe depuis la mort de Voltaire étant de l’ordre de deux doigts cent grammes par tête de pipe environ en moyenne à peu près chiffres ronds bon poids déshabillé en Normandie on ne sait pourquoi bref enfin peu importe les faits sont là et considérant d’autre part ce qui est encore plus grave qu’il ressort ce qui est encore plus grave qu’à la lumière la lumière des expériences en cours de Steinweg et Petermann il ressort ce qui est encore plus grave qu’il ressort ce qui est encore plus grave à la lumière la lumière des expériences abandonnées de Steinweg et Petermann qu’à la campagne à la montagne et au bord de la mer et des cours et d’eau et de feu l’air est le même et la terre assavoir l’air et la terre par les grands froids l’air et la terre faits pour les pierres et les grands froids hélas au septième de leur ère l’éther la terre la mer pour les pierres par les grands fonds les grands froids sur mer sur terre et dans les airs peuchère je reprends on ne sait pourquoi malgré le tennis les faits sont là on ne sait pourquoi je reprends au suivant bref enfin hélas au suivant pour les pierres qui peut en douter je reprends mais n’anticipons pas je reprends la tête en même temps parallèlement on ne sait pourquoi malgré le tennis au suivant la barbe les flammes les pleurs les pierres si bleues si calmes hélas la tête la tête la tête la tête en Normandie malgré le tennis les labeurs abandonnés inachevés plus grave les pierres bref je reprends hélas hélas abandonnés inachevés la tête la tête en Normandie malgré le tennis la tête hélas les pierres Conard Conard… (Mêlée. Lucky pousse encore quelques vociférations.) Tennis !... Les pierres !... Si calmes !… Conard !... Inachevés !...

En attendant Godot Lecture analytique 3 "Le dénouement"

Silence. Vladimir fait un soudain bond en avant, le garçon se sauve comme une flèche. Silence. Le soleil se couche, la lune se lève. Vladimir reste immobile. Estragon se réveille, se déchausse, se lève, les chaussures à la main, les dépose devant la rampe, va vers Vladimir, le regarde.

Estragon : Qu'est-ce que tu as ?
Vladimir : Je n'ai rien.
Estragon : Moi je m'en vais.
Vladimir : Moi aussi.
Silence.
Estragon : Il y avait longtemps que je dormais ?
Vladimir : Je ne sais pas.
Silence.
Estragon : Où irons-nous ?
Vladimir : Pas loin.
Estragon : Si si, allons-nous-en loin d'ici !
Vladimir : On ne peut pas.
Estragon : Pourquoi ?
Vladimir : Il faut revenir demain.
Estragon : Pour quoi faire ?
Vladimir : Attendre Godot.
Estragon : C'est vrai. (Un temps.) Il n'est pas venu ?
Vladimir : Non.
Estragon : Et maintenant il est trop tard.
Vladimir : Oui, c'est la nuit.
Estragon : Et si on le laissait tomber ? (Un temps.) Si on le laissait tomber ?
Vladimir : Il nous punirait. (Silence. Il regarde l'arbre.) Seul l'arbre vit.
Estragon : (regardant l'arbre): Qu'est-ce que c'est ?
Vladimir : C'est l'arbre.
Estragon : Non, mais quel genre?
Vladimir : Je ne sais pas. Un saule.
Estragon : Viens voir. (Il entraîne Vladimir vers l'arbre. Ils s'immobilisent devant. Silence.) Et si on se pendait ?
Vladimir : Avec quoi ?
Estragon : Tu n'as pas un bout de corde ?
Vladimir : Non.
Estragon : Alors on ne peut pas.
Vladimir : Allons-nous-en.
Estragon : Attends, il y a ma ceinture.
Vladimir : C'est trop court.
Estragon : Tu tireras sur mes jambes.
Vladimir : Et qui tirera sur les miennes ?
Estragon : C'est vrai.
Vladimir : Fais voir quand même. (Estragon dénoue la corde qui maintient son pantalon.Celui-ci, beaucoup trop large, lui tombe autour des chevilles. Ils regardent la corde.) À la rigueur ça pourrait aller. Mais est-elle solide ?
Estragon : On va voir. Tiens.
Ils prennent chacun un bout de la corde et tirent. La corde se casse. Ils manquent de tomber.
Vladimir : Elle ne vaut rien.
Silence.
Estragon : Tu dis qu'il faut revenir demain ?
Vladimir : Qui.
Estragon : Alors on apportera une bonne corde.
Vladimir : C'est ça.
Silence.
Estragon : Midi.
Vladimir : Oui.
Estragon : Je ne peux plus continuer comme ça.
Vladimir : On dit ça.
Estragon : Si on se quittait ? Ça irait peut-être mieux.
Vladimir : On se pendra demain. (Un temps) À moins que Godot ne vienne.
Estragon : Et s'il vient.
Vladimir : Nous serons sauvés.
Vladimir enlève son chapeau - celui de Lucky - regarde dedans, y passe la main, le secoue, le remet.
Estragon : Alors on y va ?
Vladimir :Relève ton pantalon.
Estragon :Comment ?
Vladimir :- Relève ton pantalon.
Estragon : Que j'enlève mon pantalon
Vladimir : Relève ton pantalon.
Estragon : C'est vrai.
Il relève son pantalon. Silence.
Vladimir : Alors on y va ?
Estragon : Allons-y.
Ils ne bougent pas.

RIDEAU

 

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