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Documents complémentaires Le héros dans la tradition littéraire

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Le héros dans la tradition littéraire


Doc. 1 : extrait de l’Iliade d’Homère, chant XVIII (VIIIe siècle av. J-C). Suite à sa dispute avec Agamemnon, le chef des troupes grecques, Achille a refusé de reprendre le combat sous les murailles de Troie. C’est son fidèle ami Patrocle qui a pris la tête de ses hommes, les Myrmidons. Alors qu’un messager vient de lui apprendre la mort de Patrocle, le héros décide de se lancer dans la mêlée pour protéger son corps.


Achille cher à Zeus se lève donc. Sur ses fières épaules, Athéna vient jeter l’égide1 frangée ; puis la toute divine orne son front d’un nimbe2 d’or, tandis qu’elle fait jaillir de son corps une flamme resplendissante. [...] C’est ainsi que du front d’Achille une clarté monte jusqu’à l’éther3. Passant le mur, le héros s’arrête au fossé, sans se mêler aux Achéens4 : il a trop de respect pour le sage avis de sa mère. Il s’arrête donc et, de là, pousse un cri –et Pallas Athéna fait, de son côté, entendre sa voix. Il suscite aussitôt dans les rangs des Troyens un tumulte indicible. On dirait qu’il s’agit de la voix éclatante que fait entendre la trompette, le jour où des ennemis, destructeurs de vies humaines, enveloppent une cité. Ainsi, éclatante, sonne la voix de l’Eacide5. Et à peine ont-ils entendu la voix d’airain de l’Eacide, que leur cœur à tous s’émeut. Les chevaux aux belles crinières vite à leurs chars font faire demi-tour : leur cœur pressent trop de souffrances ! Les cochers perdent la tête, à voir le feu vivace qui flamboie, terrible, au front du magnanime Péléide6 et dont le flamboiement est dû à la déesse aux yeux pers, Athéna. Trois fois, par-dessus le fossé, le divin Achille jette un immense cri ; trois fois il bouleverse les Troyens et leurs illustres alliés. Là encore périssent douze des meilleurs preux, sous leurs propres chars ou par leurs propres piques. Les Achéens, eux, avec joie, s’empressent alors de tirer Patrocle hors des traits et de le placer sur un lit.

1-Bouclier. 2-Cercle lumineux. 3-Ciel. 4-Grecs. 5-Du descendant d’Eaque. 6-Fils de Pélée.


Doc. 2 : extrait de l’Odyssée d’Homère, chant IX (VIIIe siècle av. J-C). Ulysse n’est pas rentré au royaume d’Ithaque après la guerre de Troie. Après avoir été retenu sur l’île de la nymphe Calypso, il s’est échoué sur le rivage des Phéaciens. Recueilli par Nausicaa, princesse de ce royaume, il est amené à la cour où il raconte ses aventures passées et sa confrontation avec le cyclope Polyphème qui le fit prisonnier avec ses compagnons.


Le soir venu, [le Cyclope] rentra à nouveau le troupeau, procéda à la traite et dévora deux de mes compagnons pour son souper. Je m’approchais alors en lui tendant une auge1 emplie de mon vin : « Cyclope, arrose ton repas de ce vin. Je voulais te l’offrir pour que tu nous libères mais je ne vois en toi aucune pitié. » S'emparant du vin, il le but et en fut si heureux qu’il en redemanda : « Verse m’en encore. Sois gentil, dis-moi qui tu es car je voudrais te faire un cadeau qui te réjouira ».
Trois fois il reprit du vin, l’avalant d’un seul trait et, lorsque je le vis ivre, je repris la parole : « Je me nomme Personne. C’est ainsi que tous m’appellent. - Eh bien je mangerais Personne après vous tous. Voilà le présent que je te fais, dit le Cyclope en s’écroulant sur le sol ». Et il s’endormit.
Dans son sommeil, il vomissait des jets de chairs et de vin fermentés. Sans perdre un instant, je réchauffai le pieu et, de la voix, j’encourageais mes hommes de peur qu’ils ne faiblissent. Quand la pointe fut incandescente2, je me saisis du pieu, en courant, entouré de mes gens animés d’une nouvelle audace, je le plantai dans l’œil unique du Cyclope. Je pesaide tout mon poids sur le bâton que nous tournions ensemble dans son œil. A gros bouillons, le sang giclait, faisant siffler le pieu ardent. Des vapeurs remontaient de sa prunelle en feu.
Il rugit comme un fauve. Son cri terrible emplit la grotte et, épouvanté, nous courûmes nous cacher. De son œil, il arracha le pieu dégoulinant de sang. En même temps, et de tous ses poumons, il appelait ses voisins à l’aide. Nous les entendîmes bientôt accourir afin de le secourir : « Que se passe-t-il, Polyphème ? Est-ce qu’on te dérobe ton troupeau ? Cherche- t- on à te tuer ? Réponds nous ! - C'est Personne qui me tue ! - Personne ? Alors prend ton mal en patience car nous n’y pouvons rien, lui répondirent-ils en s’éloignant. »
Je riais de ma ruse. Ce nom de personne les avait trompés. En geignant de douleur et à tâtons, le Cyclope déplaça la roche qui lui servait de porte. Il s’assit sur le seuil, les bras étendus, craignant que nous ne nous mêlions aux bêtes qui se pressaient pour sortir. Il me fallait une fois encore user de ruse : notre vie était en jeu. Voici ce que je décidai. Nous nous échapperions cachés sous les animaux. J’attachai les mâles par trois. Ainsi chacun de mes hommes s’accrocheraient sur celui du milieu sans craindre d’être découvert par Polyphème. Cette tâche achevée, il me restait le plus fort des béliers. Je m’agrippai à son épaisse toison et me coulai sous son ventre. Au fur et à mesure que les bêtes sortaient, le Cyclope tâtait leur belle laine. Pauvre de lui ! Il ne s’aperçut de rien.


1-Récipient pour nourrir les animaux. 2-Chauffée.


Doc. 3 : extrait du roman intitulé Yvain ou le Chevalier au lion, écrit par Chrétien de Troyes vers 1172. Occupé à tournoyer dans le royaume, Yvain a oublié la promesse qu’il avait faite à la belle Laudine de revenir la voir au bout d’un an, et la jeune femme a rompu l’engagement qui les liait. Fou de douleur, le chevalier s’est enfoncé dans la forêt et a repris sa route.


Messire Yvain cheminait pensif par la forêt profonde. Il erra tant qu’il ouït au loin un long cri douloureux. Il se dirigea de ce côté, et il vit dans un essart1 un lion aux prises avec un serpent qui vomissait des flammes ; le serpent l’avait saisi par la queue, et il lui brûlait toute l’échine2. Messire Yvain ne regarda pas longtemps cette merveille. Il se demanda lequel des deux il aiderait, et il se décida pour le lion, car on ne doit faire de mal qu’aux êtres venimeux et pleins de félonie3. Aussi tuera-t-il tout d’abord le serpent ; si le lion l’assaille ensuite, il le trouvera prêt à la bataille, mais quoi qu’il advienne, messire Yvain portera secours à la noble bête, comme la pitié l’y invite. Il tira l’épée, mit l’écu4 devant sa face pour se garantir du feu que le serpent ruait par la gueule, plus large qu’une oule5, et il attaqua la bête félonne : il la trancha en deux moitiés et frappa et refrappa tant qu’il la dépeça en mille morceaux. Mais pour délivrer le lion, il dut lui couper un morceau de la queue. Il crut que le lion allait fondre sur lui, et il se prépara à se défendre. Mais cette idée ne vint pas au lion. Oyez ce que fit la bête franche et débonnaire. Elle tint ses pieds étendus et joints, et sa tête inclinée vers la terre, et s’agenouilla par grande humilité, mouillant sa face de larmes.
Messire Yvain comprit que le lion le remerciait d'avoir tué le serpent et de l'avoir délivré de la mort. Et l'animal reconnaissant suivit à jamais son sauveur sans désirer s'en séparer tant il lui plut de le servir et de l'aider dans ses exploits futurs.


1-Terrain défriché. 2-Colonne vertébrale. 3-Cruauté, tromperie. 4-Bouclier. 5-Marmite.

Des héros pas si "héros" que ça!

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TEXTE 1. Miguel Cervantès  L'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche - 1611

 

CHAPITRE VIII DU BEAU SUCCÈS QUE LE VALEUREUX DON QUICHOTTE EUT EN L'ÉPOUVANTABLE ET JAMAIS IMAGINÉE AVENTURE DES MOULINS À VENT, AVEC D'AUTRES ÉVÉNEMENTS DIGNES D'HEUREUSE RESSOUVENANCE

 

     Là-dessus ils découvrirent trente ou quarante moulins à vent qu'il y a en cette plaine, et, dès que don Quichotte les vit, il dit à son écuyer: "La fortune conduit nos affaires mieux que nous n'eussions su désirer, car voilà, ami Sancho Pança, où se découvrent trente ou quelque peu plus de démesurés géants, avec lesquels je pense avoir combat et leur ôter la vie à tous, et de leurs dépouilles nous commencerons à nous enrichir : car c'est ici une bonne guerre, et c'est faire grand service à Dieu d'ôter une si mauvaise semence de dessus la face de la terre. —Quels géants ? dit Sancho. — Ceux que tu vois là, répondit son maître, aux longs bras, et d'aucuns les ont quelquefois de deux lieues. —Regardez, monsieur, répondit Sancho, que ceux qui paraissent là ne sont pas des géants, mais des moulins à vent et ce qui semble des bras sont les ailes, lesquelles, tournées par le vent, font mouvoir la pierre du moulin. —II paraît bien, répondit don Quichotte, que tu n'es pas fort versé en ce qui est des aventures : ce sont des géants, et, si tu as peur, ôte-toi de là et te mets en oraison, tandis que je vais entrer avec eux en une furieuse et inégale bataille. " Et, disant cela, il donna des éperons à son cheval Rossinante, sans s'amuser aux cris que son écuyer Sancho faisait, l'avertissant que sans aucun doute c'étaient des moulins à vent, et non pas des géants, qu'il allait attaquer. Mais il était tellement aheurté à cela que c'etaient des géants qu'il n'entendait pas les cris de son écuyer Sancho, ni ne s'apercevait pas de ce que c'était, encore qu'il en fut bien près, au contraire, il disait à haute voix : "Ne fuyez pas couardes et viles créatures, car c'est un seul chevalier qui vous attaque." Sur cela il se leva un peu de vent et les grandes ailes de ces moulins commencèrent à se mouvoir, ce que voyant don Quichotte, il dit: " Vous pourriez mouvoir pllus de bras que ceux du géant Briarée: vous allez me le payer " Et, disant cela, il se recommanda de tout son coeur a sa dame Dulcinée, lui demandant qu'elle le secourut en ce danger, puis, bien couvert de sa rondache, et la lance en l'arrêt, il accourut, au grand galop de Rossinante, donner dans le premier moulin qui était devant lui, et lui porta un coup de lance en l'aile : le vent la fit tourner avec une telle violence qu'elle mit la lance en pièces, emmenant apres soi le cheval et le chevalier, qui s'en furent rouler un bon espace parmi la plaine.

 

     Sancho Pança accourut à toute course de son âne pour le secourir, et, quand il fut à lui, il trouva qu'il ne se pouvait remuer : tel avait été le cou que lui et Rossinante avaient reçu.  "Dieu me soit en aide ! dit Sancho; ne vous ai-je pas bien dit que vous regardiez bien ce que vous faisiez, que ce n'étaient point des moulins à vent, et que personne ne le pouvait ignorer, sinon quelqu'un qui en eût de semblables en la tête ? -Tais-toi, ami Sancho, répondit Don Quichotte, les choses de la guerre sont plus que d'autres sujettes à de continuels changements, d'autant, j'y pense, et c'est la vérité même, que ce sage Freston, qui m'a volé mon cabinet et mes livres, a converti ces géants en moulins pour me frustrer de la gloire de les avoir vaincus, tant est grande l'innimitié qu'il a contre moi; mais, en fin finale, ses mauvais artifices ne prevaudront contre la bonté de mon épée. —Dieu en fasse comme il pourra ! " répondit Sancho Pança, et, lui aidant à se lever, iI le remonta sur Rossinante, qui était à demi épaulé.

 

     Tout en discourant de leur aventure passée, ils suivirent le chemin du port Lapice, parce que là, disait don Quichotte, il n'était pas possible qu'on n'y trouvât plusieurs et diverges aventures pour être un lieu fort passant; mais il était fort faché de ce qu'il avait perdu sa lance, et, le disant à son ecuyer, iI ajouta: "II me souvient d'avoir lu qu'un chevalier espagnol nommé Diego Perez de Vargas, ayant rompu son épée en une bataille, arracha une grosse branche du tronc d'un chêne, et avec icelle fit telles preuves ce jour-là, et assomma tant de Mores, que le surnom d'Assommeur lui en demeura; et ainsi tant lui que ses descendants se sont appelés depuis ce temps-là Vargas y Machuca (assommeur). Je t'ai dit ceci, parce que du premier chêne ou rouvre que je rencontrerai, j'en pense arracher un tronc pareil et aussi bon que celui-là : et je veux faire avec icelui de tels actes que tu t'estimeras bien heureux d'avoir mérité de les venir voir, et d'être temoin de choses qui à peine pourront être crues. — Au nom de Dieu soit, dit Sancho; je le crois tout ainsi comme vous le dites; mais dressez-vous un petit, car il me semble que vous penchez un peu d'un côté, et ce doit être à cause du froissement de la chute. —C'est la vérité, répondit don Quichotte, et si je ne me plains de la douleur, c'est parce qu'il n'est pas licite aux chevaliers errants de se plaindre d'aucune blessure, encore que les tripes leur sortent par icelle. —S'il en est ainsi je n'ai que répliquer, répondit Sancho; mais Dieu sait si je serais bien aise que vous vous plaignissiez quand quelque chose vous fait mal. Pour moi, je vous peux dire que je me plaindrai de la moindre douleur que j'aurai, si ce n'est que cette défense de se plaindre ne s'étende aussi aux écuyers des chevaliers errants ". Don Quichotte ne laissa pas de rire de la simplesse de son écuyer et ainsi lui déclara qu'il pouvait fort bien se plaindre, quand et comme il voudrait, avec ou sans envie, parce que jusqu'alors il n'avait point lu chose contraire en l'ordre de chevalerie. Sancho lui dit qu'il prît garde qu'il était heure de dîner. Son maître lui répondit que pour lors il n'avait point besoin de manger, et qu'il mangeât, lui, quand bon lui semblerait. Avec cette permission, Sancho s'accommoda le mieux qu'il put sur son âne, et, tirant du bissac ce qu'il y avait mis, il allait cheminant et mangeant derrière son maître et tout à loisir et, de fois à autre, il embouchait son outre avec si bon appétit que le plus mignon cabaretier de Malaga lui eût pu porter envie. Et, tandis qu'il allait ainsi redoublant les coups, il ne se souvenait plus d'aucune promesse que son mâître lui eût faite, ni ne tenait point pour travail, mais plutôt pour grand repos, d'aller chercher les aventures, quelque dangereuses qu'elles fussent.

 

     Bref, ils passèrent cette nuit entre les arbres, et don Quichotte arracha d'un d'iceux une branche sèche qui lui pouvait servir de lance, et y mit le fer qu'il avait ôté de l'autre qu'on lui avait rompue. Don Quichotte ne dormit point de toute la nuit, pensant en sa dame Dulcinée, afin de s'accommoder à ce qu'il avait lu en ses livres, quand les chevaliers passaient plusieurs nuits sans dormir, parmi les forêts et déserts, s'entretenant avec la souvenance de leurs maîtresses. Sancho ne la passa pas de même, car, comme il avait l'estomac plein et non pas d'eau de chicorée, il dormit tout d'une traite, et, si son maître ne l'eût appelé, ni les rayons du soleil qui le frappaient au visage, ni le chant des oiseaux, qui en grand nombre et fort joyeusement saluaient la venue du nouveau jour, n'eussent été suffisants pour l'éveiller. En se levant, il donna une accolade à l'outre, mais il la trouva un peu plus légère que le soir de devant, ce qui lui affligea le cœur, parce qu'il lui semblait qu'on ne prenait pas la route de remédier sitôt à ce défaut. Don Quichotte ne voulut pas déjeuner, parce que, comme dit est, il se mit à se repaître de doux et savoureux souvenirs.

[...]

 

Miguel de Cervantès (1547-1616), roman publié en 1611

 

TEXTE 2 VOLTAIRE CANDIDE OU L'OPTIMISME 1759

 

CHAPITRE TROISIEME

 

COMMENT CANDIDE SE SAUVA D'ENTRE LES BULGARES, ET CE QU'IL DEVINT

 

Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu près six mille hommes de chaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque.

Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord un village voisin il était en cendres : c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes é gorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros rendaient les derniers soupirs ; d'autres, à demi brûlées, criaient qu'on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés.

Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares, et des héros abares l'avaient traité de même. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants ou à travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et n'oubliant jamais Mlle Cunégonde.

Don Quichotte

Le premier des romans modernes : Don Quichotte (1604 et 1615), de Miguel de Cervantes-

Le roman se déroule dans l’Espagne contemporaine de Cervantes, à la fin du XVIè siècle. Le « héros », (ou « antihéros » ?), Don Quichotte est un gentilhomme désargenté vivant à la campagne, obsédé par les romans de chevalerie à la lecture desquels il consacre tout son temps. Il est définitivement considéré comme fou par sa famille et par son entourage lorsqu’il entreprend de mener à son tour l’existence aventureuse des chevaliers errants du Moyen-Age, décidant de parcourir l’Espagne sur un mauvais cheval dont il fait son fougueux destrier, Rossinante, en compagnie d’un garçon de ferme dont il fait son écuyer, Sancho Pança, pour lutter contre le Mal, faire régner la Justice et protéger malheureux et opprimés. C’est alors que commencent les aventures de Don Quichotte, qui prend les moulins à vents pour de menaçants géants, les auberges pour de merveilleux châteaux, et une fille de paysan, comme celle qu’il appelle Dulcinée du Toboso, pour une Princesse qu’il décide de servir, lui jurant amour et fidélité. Considéré au départ comme un roman parodique, Don Quichotte tourne en dérision les situations du roman de chevalerie, souligne le gouffre qui sépare le réel de l’imaginaire romanesque, et la folie du personnage illustre bien les dangers de la lecture des romans...Toutefois, le regard que Cervantes porte sur le roman est beaucoup plus ambigu que la seule dimension burlesque et parodique de l’oeuvre pourrait le faire croire : en effet, avec ses idéaux héroïques, le personnage, malgré sa folie, symbolise aussi une légitime révolte devant le réel et une attitude courageuse de défi d’un individu qui n’hésite pas à braver la réalité pour faire triompher ses idéaux. Ce que le personnage peut avoir de dérisoire n’efface pas totalement ce qu’il peut avoir d’héroïque et très souvent, la liberté du poète perce sous la folie.

Meurtres pour mémoire lecture d'extraits

Des personnages en prison

Texte A : Victor Hugo, Le Dernier jour d'un condamné, 1829.

[Il s'agit de l'incipit du roman.]

   Bicêtre1.

         Condamné à mort !  

Voilà cinq semaines que j'habite avec cette pensée, toujours seul avec elle, toujours glacé de sa présence, toujours courbé sous son poids !  

Autrefois, car il me semble qu'il y a plutôt des années que des semaines, j'étais un homme comme un autre homme. Chaque jour, chaque heure, chaque minute avait son idée. Mon esprit, jeune et riche, était plein de fantaisies. Il s'amusait à me les dérouler les unes après les autres, sans ordre et sans fin, brodant d'inépuisables arabesques cette rude et mince étoffe de la vie. C'étaient des jeunes filles, de splendides chapes2 d'évêque, des batailles gagnées, des théâtres pleins de bruit et de lumière, et puis encore des jeunes filles et de sombres promenades la nuit sous les larges bras des marronniers. C'était toujours fête dans mon imagination. Je pouvais penser à ce que je voulais, j'étais libre. 

Maintenant je suis captif. Mon corps est aux fers dans un cachot, mon esprit est en prison dans une idée. Une horrible, une sanglante, une implacable idée ! Je n'ai plus qu'une pensée, qu'une conviction, qu'une certitude : condamné à mort ! 

Quoi que je fasse, elle est toujours là, cette pensée infernale, comme un spectre de plomb à mes côtés, seule et jalouse, chassant toute distraction, face à face avec moi misérable et me secouant de ses deux mains de glace quand je veux détourner la tète ou fermer les yeux.  Elle se glisse sous toutes les formes où mon esprit voudrait la fuir, se mêle comme un refrain horrible à toutes les paroles qu'on m'adresse, se colle avec moi aux grilles hideuses de mon cachot ; m'obsède éveillé, épie mon sommeil convulsif, et reparaît dans mes rêves sous la forme d'un couteau. 

Je viens de m'éveiller en sursaut, poursuivi par elle et me disant : - Ah ! ce n'est qu'un rêve ! - Hé bien ! avant même que mes yeux lourds aient eu le temps de s'entr'ouvrir assez pour voir cette fatale pensée écrite dans l'horrible réalité qui m'entoure, sur la dalle mouillée et suante de ma cellule, dans les rayons pâles de ma lampe de nuit, dans la trame grossière de la toile de mes vêtements, sur la sombre figure du soldat de garde dont la giberne3 reluit à travers la grille du cachot, il me semble que déjà une voix a murmuré à mon oreille : - Condamné à mort !

1 - Prison de Paris.

2 - Longs manteaux.

3 - Boîte recouverte de cuir portée à la ceinture et où les soldats mettaient leurs cartouches.

 

 

Texte B : Stendhal, La Chartreuse de Parme, 1839

[Fabrice del Dongo est un jeune noble originaire de Parme, engagé dans les troupes de Napoléon 1er. Son tempérament fougueux l'entraîne dans des aventures amoureuses qui se soldent par un duel au cours duquel il tue son adversaire. II est emprisonné dans la tour Farnèse et tombe amoureux de Clélia Conti, fille du gouverneur de la prison dans laquelle il se trouve.]

            Ce fut dans l'une de ces chambres construites depuis un an, et chef- d'œuvre du général Fabio Conti, laquelle avait reçu le beau nom d'Obéissance passive, que Fabrice fut introduit. Il courut aux fenêtres ; la vue qu'on avait de ces fenêtres grillées1 était sublime : un seul petit coin de l'horizon était caché, vers le nord-ouest, par le toit en galerie du joli palais du gouverneur, qui n'avait que deux étages ; le rez-de-chaussée était occupé par les bureaux de l'état-major ; et d'abord les yeux de Fabrice furent attirés vers une des fenêtres du second étage, où se trouvaient, dans de jolies cages, une grande quantité d'oiseaux de toute sorte. Fabrice s'amusait à les entendre chanter, et à les voir saluer les derniers rayons du crépuscule du soir, tandis que les geôliers2 s'agitaient autour de lui. Cette fenêtre de la volière n'était pas à plus de vingt-cinq pieds de l'une des siennes, et se trouvait à cinq ou six pieds en contrebas, de façon qu'il plongeait sur les oiseaux. 

Il y avait lune ce jour-là, et au moment où Fabrice entrait dans sa prison, elle se levait majestueusement à l'horizon à droite, au-dessus de la chaîne des Alpes, vers Trévise. Il n'était que huit heures et demie du soir, et à l'autre extrémité de l'horizon, au couchant, un brillant crépuscule rouge orangé dessinait parfaitement les contours du mont Viso et des autres pics des Alpes qui remontent de Nice vers le Mont-Cenis et Turin ; sans songer autrement à son malheur, Fabrice fut ému et ravi par ce spectacle sublime. « C'est donc dans ce monde ravissant que vit Clélia Conti ! avec son âme pensive et sérieuse, elle doit jouir de cette vue plus qu'un autre ; on est ici comme dans des montagnes solitaires à cent lieues de Parme. » Ce ne fut qu'après avoir passé plus de deux heures à la fenêtre, admirant cet horizon qui parlait à son âme, et souvent aussi arrêtant sa vue sur le joli palais du gouverneur que Fabrice s'écria tout à coup : « Mais ceci est-il une prison ? est-ce là ce que j'ai tant redouté ? » Au lieu d'apercevoir à chaque pas des désagréments et des motifs d'aigreur, notre héros se laissait charmer par les douceurs de la prison.

1 - Fenêtres avec une grille.

2 - Gardiens de prison.

 

Texte C : Alexandre DUMAS, Le Comte de Monte-Cristo, 1845.

[Edmond Dantès est un marin qui a fait fortune au cours de ses différents voyages à l'étranger [sic]. A l'âge de dix-neuf ans et le jour même de ses noces, il est emprisonné sur une fausse accusation portée par ceux qui jalousent sa fortune et son épouse. Il restera quatorze ans prisonnier au château d'If près de Marseille.]

  

Malgré ses prières ferventes, Dantès demeura prisonnier. Alors son esprit devint sombre, un nuage s'épaissit devant ses yeux. Dantès était un homme simple et sans éducation ; le passé était resté pour lui couvert de ce voile sombre que soulève la science. Il ne pouvait, dans la solitude de son cachot et dans te désert de sa pensée, reconstruire les âges révolus, ranimer les peuples éteints, rebâtir les villes antiques, que l'imagination grandit et poétise, et qui passent devant les yeux, gigantesques et éclairées par le feu du ciel, comme les tableaux babyloniens de Martinn1 ; lui n'avait que son passé si court, son présent si sombre, son avenir si douteux : dix-neuf ans de lumière à méditer peut-être dans une éternelle nuit ! Aucune distraction ne pouvait donc lui venir en aide : son esprit énergique, et qui n'eût pas mieux aimé que de prendre son vol a travers les âges, était forcé de rester prisonnier comme un aigle dans une cage. Il se cramponnait alors à une idée, à celle de son bonheur détruit sans cause apparente et par une fatalité inouïe ; il s'acharnait sur cette idée, la tournant, la retournant sur toutes les faces, et la dévorant pour ainsi dire à belles dents, comme dans l'enfer de Dante l'impitoyable Ugolin2 dévore le crâne de l'archevêque Roger. Dantès n'avait eu qu'une foi passagère, basée sur la puissance ; il la perdit comme d'autres la perdent après le succès. Seulement, il n'avait pas profité.  

La rage succéda à l'ascétisme3. Edmond lançait des blasphèmes qui faisaient reculer d'horreur le geôlier ; il brisait son corps contre les murs de sa prison ; il s'en prenait avec fureur à tout ce qui l'entourait, et surtout à lui-même, de la moindre contrariété que lui faisait éprouver un grain de sable, un fétu de paille, un souffle d'air.

1 - Martinn : peintre romantique anglais.

2 - Ugolin : héros tragique de la Divine Comédie écrite par le poète italien Dante. Il est condamné à mourir de faim après avoir mangé ses propres enfants.

3 - Ici, le personnage se replie sur une seule pensée

 

 

Texte D : Albert Camus, L'Etranger, 1942. (Ce texte texte est une lecture analytique dans le cadre de la séquence sur L'étranger

[Meursault, le narrateur, se laisse entraîner dans une histoire de vengeance qui le conduit à tuer un homme. Il est aussitôt mis en prison.]

  

Quand je suis entré en prison, on m'a pris ma ceinture, mes cordons de souliers, ma cravate et tout ce que je portais dans mes poches, mes cigarettes en particulier. Une fois en cellule, j'ai demandé qu'on me les rende. Mais on m'a dit que c'était défendu. Les premiers jours ont été très durs. C'est peut-être cela qui m'a le plus abattu. Je suçais des morceaux de bois que j'arrachais de fa planche de mon lit. Je promenais toute la journée une nausée perpétuelle. Je ne comprenais pas pourquoi on me privait de cela qui ne faisait de mal à personne. Plus tard, j'ai compris que cela faisait partie aussi de la punition. Mais à ce moment-là, je m'étais habitué à ne plus fumer et cette punition n'en était plus une pour moi. 

A part ces ennuis, je n'étais pas trop malheureux. Toute la question, encore une fois, était de tuer le temps. J'ai fini par ne plus m'ennuyer du tout à partir de l'instant où j'ai appris à me souvenir. Je me mettais quelquefois à penser à ma chambre et, en imagination, je partais d'un coin pour y revenir en dénombrant mentalement tout ce qui se trouvait sur mon chemin. Au début, c'était vite fait. Mais chaque fois que je recommençais, c'était un peu plus long. Car je me souvenais de chaque meuble, et, pour chacun d'entre eux, de chaque objet qui s'y trouvait et, pour chaque objet, de tous les détails et pour les détails eux-mêmes, une incrustation, une fêlure ou un bord ébréché, de leur couleur ou de leur grain. En même temps, j'essayais de ne pas perdre le fil de mon inventaire, de faire une énumération complète. Si bien qu'au bout de quelques semaines, je pouvais passer des heures, rien qu'à dénombrer ce qui se trouvait dans ma chambre. Ainsi, plus je réfléchissais et plus de choses méconnues et oubliées je sortais de ma mémoire. J'ai compris alors qu'un homme qui n'aurait vécu qu'un seul jour pourrait sans peine vivre cent ans dans une prison. Il aurait assez de souvenirs pour ne pas s'ennuyer. Dans un sens, c'était un avantage.