L’exil à travers les siècles : groupement

TEXTE 1 : HOMÈRE, Les pleurs d'Ulysse
Odyssée, Chant V

Les dieux ordonnent à la nymphe Calypso de laisser partir Ulysse.

Le messager Argiphonte lui repartit " Renvoie-le maintenant comme tu dis, et prends garde à la colère de Zeus; ne va pas le courroucer et t’en faire à l’avenir un ennemi. " Ayant ainsi parlé, le fort Argiphonte se retira.

Et l’auguste nymphe alla vers Ulysse au grand cœur, dès qu’elle eut entendu les ordres de Zeus. Elle trouva le héros assis sur le rivage; ses yeux étaient toujours mouillés de larmes, et, pour lui la douce vie s’écoulait à pleurer son retour perdu; car la nymphe ne le charmait plus. Les nuits, il lui fallait bien reposer auprès d’elle dans la grotte creuse; mais ses désirs ne répondaient plus aux siens. Les jours, il allait s’asseoir sur les pierres de la plage et son cœur se brisait en larmes, gémissements et chagrins. Sur la mer inlassable il fixait ses regards en répandant des pleurs. S’approchant de lui, la déesse lui dit " Malheureux, ne pleure plus ici, je t’en prie, et n’y consume pas tes jours; je suis maintenant prête à te laisser partir. "


TEXTE 2 : OVIDE : "Déjà mes tempes ressemblent au duvet du cygne…"

Les Tristes Livre 4, Elégie 8

Le poète a été banni par Auguste pour avoir écrit l'Art d'aimer - ou pour une autre raison demeurée obscure. Il a donc été exilé à Tomes, sur les bords du Pont-Euxin, alors qu'il vivait luxueusement à Rome dans une charmante villa entourée de jardins…

Déjà mes tempes ressemblent au duvet du cygne et la blanche vieillesse souille mes cheveux noirs; déjà arrivent les années fragiles et l’âge de l’inertie; déjà il m’est pénible de me porter moi-même sans faiblir. Ce devrait être le temps où il me faudrait, après avoir mis un terme à mes travaux, vivre sans crainte et sans souci, cueillir les loisirs qui toujours ont charmé mon esprit, me laisser aller doucement à mes goûts, habiter dans ma petite maison, avec mes vieux Pénates, au milieu des champs paternels qui maintenant sont privés de leur maître, vieillir auprès de mon épouse et de mes chers descendants, en sûreté dans ma patrie.

J’avais espéré jadis que j’achèverais ainsi ma vie; c’est ainsi que je me croyais digne de terminer mes ans. Les dieux ne l’ont pas vu ainsi, eux qui, me chassant sur terre et sur mer, m’ont abandonné au pays des Sarmates. Les navires disloqués sont conduits au bassin de radoub pour ne pas s’exposer à sombrer au milieu des eaux. Pour éviter de déshonorer par sa chute les palmes qu’il a gagnées, le cheval affaibli va paître le gazon dans le pré. Le soldat, avant que les ans le mettent hors de service, s’en va déposer les armes qu’il porta aux pieds des Lares antiques. Ainsi donc, alors que la vieillesse ralentit et diminue mes forces, il serait temps de me donner congé ; il serait temps pour moi de ne plus subir un climat étranger et de ne pas étancher ma soif à une source gète; il serait temps de me retirer à loisir dans les jardins que je possédais et aussi de jouir de la société et de la vie de la ville.

Ainsi jadis, quand mon esprit ne devinait pas l’avenir, je souhaitais de pouvoir vivre vieux avec tranquillité. Le destin s’y est opposé il m’a accordé d’heureuses premières années, mais il m’accable dans les dernières. Déjà, dix lustres accomplis sans nulle tache, dans la partie la moins heureuse de la vie, voici que je suis accablé; non loin de la borne que je croyais presque toucher, mon char s’est brisé de toutes pièces […]


TEXTE 3 : Charles d'ORLEANS (1394-1465), "En regardant vers le pays de France"

Ballade

En regardant vers le pays de France,
Un jour m’advint, à Douvres sur la mer,
Qu’il me souvint de la douce plaisance
Que je souloie au dit pays trouver.
Si commençai de coeur à soupirer,
Combien certes que grand bien me faisait
De voir France que mon cœur aimer doit.

Je m’avisai que c’était nonsavance
De tels soupirs dedans mon cœur garder,
Vu que je vois que la voie commence
De bonne Paix, qui tous biens peut donner ;
Pour ce, tournai en confort mon penser ;
Mais non pourtant mon cœur ne se lassait
De voir France que mon cœur aimer doit.

Alors chargeai en la nef d’Espérance
Tous mes souhaits, en leur priant d’aller
Outre la mer sans faire demeurance,
Et à France de me recommander.
Or nous doint Dieu bonne Paix sans tarder:
A donc aurai loisir , mais qu’ainsi soit,
De voir France que mon cœur aimer doit.

Paix est trésor qu’on ne peut trop louer:
Je hais guerre, point ne la dois priser :
Destourbé m’a longtemps, soit tort ou droit,
De voir France que mon cœur aimer doit.


TEXTE 4 : Joachim DU BELLAY, "France, mère des arts, des armes et des lois"

Les Regrets IX

France, mère des arts, des armes et des lois,
Tu m’as nourri longtemps du lait de ta mamelle :
Ores, comme un agneau qui sa nourrice appelle,
Je remplis de ton nom les antres et les bois .

Si tu m’as pour enfant avoué quelquefois,
Que ne me réponds-tu maintenant, ô cruelle ?
France, France, réponds à ma triste querelle .
Mais nul, sinon Echo, ne répond à ma voix.

Entre les loups cruels j’erre parmi la plaine ;
Je sens venir l’hiver, de qui la froide haleine
D’une tremblante horreur fait hérisser ma peau.

Las ! Tes autres agneaux n’ont faute de pâture,
Ils ne craignent le loup, le vent, ni la froidure
Si ne suis-je pourtant le pire du troupeau.


TEXTE N° 5 - Victor HUGO, Ultima verba

Les Châtiments

La conscience humaine est morte; dans l'orgie,
Sur elle il s'accroupit; ce cadavre lui plaît,
Par moment, gai, vainqueur, la prunelle rougie,
Il se retourne et donne à la morte un soufflet.

La prostitution du juge est la ressource.
Les prêtres font frémir l'honnête homme éperdu;
Dans le champ du potier ils déterrent la bourse,
Sibour revend le Dieu que Judas a vendu.

Ils disent: - César règne, et le Dieu des armées
L'a fait son élu. Peuple, obéis! tu le dois. -
Pendant qu'ils vont chantant, tenant leurs mains fermées,
On voit le sequin d'or qui passe entre leurs doigts.

Oh! tant qu'on le verra trôner, ce gueux, ce prince,
Par le pape béni. monarque malandrin,
Dans une main le sceptre et dans l'autre la pince,
Charlemagne taillé par Satan dans Mandrin;

Tant qu'il se vautrera, broyant dans ses mâchoires
Le serment, la vertu, l'honneur religieux;
Ivre, affreux, vomissant sa honte sur nos gloires;
Tant qu'on verra cela sous le soleil des cieux;

Quand même grandirait l'abjection publique
A ce point d'adorer l'exécrable trompeur;
Quand même l'Angleterre et même l'Amérique
Diraient à l'exilé: - Va-t-en! nous avons peur!

Quand même nous serions comme la feuille morte,
Quand, pour plaire à César, on nous renîrait tous;
Quand le proscrit devrait s'enfuir de porte en porte,
Aux hommes déchiré comme un haillon aux clous,

Quand le désert, où Dieu contre l'homme proteste,
Bannirait les bannis, chasserait les chassés;
Quand même, infâme aussi, lâche comme le reste,
Le tombeau jetterait dehors les trépassés;

Je ne fléchirai pas! Sans plainte dans la bouche,
Calme, le deuil au cœur, dédaignant le troupeau,
Je vous embrasserai dans mon exil farouche,
Patrie, ô mon autel! liberté, mon drapeau!

Mes nobles compagnons, je garde votre culte;
Bannis, la République est là qui nous unit.
J'attacherai la gloire à tout ce qu'on insulte;
Je jetterai l'opprobre à tout ce qu'on bénit!

Je serai, sous le sac de cendre qui me couvre,
La voix qui dit: malheur! la bouche qui dit: non!
Tandis que tes valets te montreront ton Louvre,
Moi, je te montrerai, César, ton cabanon.

Devant les trahisons et les têtes courbées,
Je croiserai les bras, indigné, mais serein.
Sombre fidélité pour les choses tombées,
Sois ma force et ma joie et mon pilier d'airain!

Oui, tant qu'il sera là, qu'on cède ou qu'on persiste,
O France! France aimée et qu'on pleure toujours,
Je ne reverrai pas ta terre douce et triste,
Tombeaux de mes aïeux et nid de mes amours!

Je ne reverrai pas ta rive qui nous tente,
France! hors le devoir, hélas! j'oublirai tout.
Parmi les éprouvés je planterai ma tente:
Je resterai proscrit, voulant rester debout.

J'accepte l'âpre exil, n'eût-il ni fin ni terme;
Sans chercher à savoir et sans considérer
Si quelqu'un a plié qu'on aurait cru plus ferme,
Et si plusieurs s'en vont qui devraient demeurer.

Si l'on n'est plus que mille, eh bien, j'en suis! Si même
Ils ne sont plus que cent, je brave encor Sylla;
S'il en demeure dix, je serai le dixième;
Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là!

Jersey, 2 décembre 1852.
[14 décembre 1852.]


TEXTE N° 6 : Charles BAUDELAIRE, Le Cygne

Les Fleurs du Mal , poème LXXXIX

A Victor Hugo.

I

Andromaque, je pense à vous! Ce petit fleuve,
Pauvre et triste miroir où jadis resplendit
L'immense majesté de vos douleurs de veuve,
Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,

A fécondé soudain ma mémoire fertile,
Comme je traversais le nouveau Carrousel.
Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville
Change plus vite, hélas! que le coeur d'un mortel);

Je ne vois qu'en esprit tout ce camp de baraques,
Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts,
Les herbes, les gros blocs verdis par l'eau des flaques,
Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.

Là s'étalait jadis une ménagerie;
Là je vis, un matin, à l'heure où sous les cieux
Froids et clairs le Travail s'éveille, où la voirie
Pousse un sombre ouragan dans l'air silencieux,

Un cygne qui s'était évadé de sa cage,
Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,
Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage.
Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec

Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,
Et disait, le coeur plein de son beau lac natal:
"Eau, quand donc pleuvras-tu? quand tonneras-tu, foudre?"
Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,

Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide,
Vers le ciel ironique et cruellement bleu,
Sur son cou convulsif tendant sa tête avide,
Comme s'il adressait des reproches à Dieu!

II

Paris change! mais rien dans ma mélancolie
N'a bougé! palais neufs, échafaudages, blocs,
Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,
Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.

Aussi devant ce Louvre une image m'opprime:
Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous,
Comme les exilés, ridicule et sublime,
Et rongé d'un désir sans trêve! et puis à vous,

Andromaque, des bras d'un grand époux tombée,
Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus,
Auprès d'un tombeau vide en extase courbée;
Veuve d'Hector, hélas! et femme d'Hélénus!

Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique,
Piétinant dans la boue, et cherchant, l'oeil hagard,
Les cocotiers absents de la superbe Afrique
Derrière la muraille immense du brouillard;

A quiconque a perdu ce qui ne se retrouve
Jamais, jamais! à ceux qui s'abreuvent de pleurs
Et tettent la Douleur comme une bonne louve!
Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs!

Ainsi dans la forêt où mon esprit s'exile
Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor!
Je pense aux matelots oubliés dans une île,
Aux captifs, aux vaincus!... à bien d'autres encor!

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Du Bellay/ Queneau

Las, où est maintenant ce mépris de Fortune

Joachim du Bellay

Las, où est maintenant ce mépris de Fortune ?
Où est ce cœur vainqueur de toute adversité,
Cet honnête désir de l’immortalité,
Et cette honnête flamme au peuple non commune ?

Où sont ces doux plaisirs qu’au soir sous la nuit brune
Les Muses me donnaient, alors qu’en liberté
Dessus le vert tapis d’un rivage écarté
Je les menais danser aux rayons de la Lune ?

Maintenant la Fortune est maîtresse de moi,
Et mon cœur, qui soulait être maître de soi,
Est serf de mille maux et regrets qui m’ennuient.

De la postérité je n’ai plus de souci,
Cette divine ardeur, je ne l’ai plus aussi,
Et les Muses de moi, comme étranges, s’enfuient.

Joachim Du Bellay, Les Regrets (1558)

Queneau ; Vieillir

 

« Ma jeunesse est finie.

Ma jeunesse est partie.

Je reste sur le cul

avec quarante ans d’âge.

J’ai pris le pucelage

de la maturité.

Me voilà qui grisonne

me voilà qui bedonne

je tousse et je déconne

déjà déjà déjà.

Ah quand j’étais jeune homme

que j’étais heureux! comme

un lézard au soleil

regardant mes orteils

brunir au bord de l’eau

et mon abencérage

dresser son chapiteau.

Les années comptaient peu

les jours étaient légers

et toutes les nuits douces.

Le ciel était bien bleu

les lunes étaient rondes

la neige était bien tiède

 

les blondes étaient blondes.

J’avais une cravate en soi-e naturelle le mollet fort agreste le pied bon comme l’œil oui oui mais maintenant c’est bien bien différent suis suis à bout de course je dévale la pente dies irae dies illa sic ibo ad astra mais comme ce farceur tombant d’un ascenseur disait aux spectateurs des différents étages qui le regardaient choir « jusqu’à présent ma foi ça ne va pas trop mal j’espère fermement que ça continuera encore un peu comme ça » ainsi malgré les ans la ride et l’urinal le bide et l’emphysème la toux et un moral tant soit peu nostalgique philosophiquement je vieillis essayant de jouïr de mon reste.
Sans feu et sans charbon sans lard et sans lardons sans œufs sans cinéma
sans ouisqui sans soda sans beurre sans taksi sans thé ni chocolat j’écris quelques poèmes qui valent je l’espère ceux que j’élaborais lorsque j’avais vingt ans je les signais d’ailleurs de la même façon q-u-e-n-e-a-u-r-a-i grec mond »

Vieillir, Raymond Queneau

 

Rien ne sert de courir
● Raymond Queneau, in Battre la campagne (1968),
© Éditions Gallimard, 1981, coll. Poésie.


Un grain de blé s’envola en l’air loin de l’aire
un grain de blé voyagea parcourant la terre entière
un oiseau qui l’avala traversa l’Atlantique
et brusquement le rejeta au-dessus du Mexique
un autre oiseau qui l’avala traversa le Pacifique
et brusquement le rejeta au-dessus de la Chine
traversant bien des rizières traversant bien des deltas traversant bien des rivières traversant bien des toundras
dans son pays il revint brisé par tant d’aventures et pour finir il devint
un tout petit tas de farine Pas la peine de tant courir pour suivre la loi commune

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